Douze millions de visiteurs par an, des loyers qui flambent, des peintres victimes de la concurrence chinoise... Le quartier de Montmartre, à Paris, tente de sauver ce qui peut encore l'être face au tourisme de masse et aux souvenirs de pacotille.
Dans la salle basse et sombre, les touristes russes, canadiens, australiens et parfois français écoutent religieusement des chansonniers égrener le répertoire classique. "Alouette, gentille alouette" suit "Comme de bien entendu". Pas de micro, un vieux piano debout et des tabourets spartiates. Rien n'a changé depuis 1860 au "Lapin Agile". Ou presque.
"C'est le dernier cabaret traditionnel" de Montmartre, se félicite son propriétaire Yves Mathieu.
Comme sa mère le faisait dès 1938, le chansonnier pousse la voix dans la maisonnette entourée d'acacias, sorte de cottage hors du temps qui trône sur les hauteurs de Montmartre, à deux pas de sa fameuse vigne, rappelant que ce qui est aujourd'hui un quartier de Paris n'était jadis qu'un village voisin de la capitale.
Le Lapin était le rendez-vous des peintres qui avaient élu domicile à Montmartre à la fin du XIXe siècle. Les maîtres venaient y écluser les absinthes, payant parfois en toiles faute d'argent, comme en témoignent aux murs un Picasso et un Toulouse-Lautrec, copies des oeuvres qui avaient été données au cabaret.
- Amélie Poulain -
Plus tard, nombre de chanteurs ont débuté ici: Charles Aznavour, qui a dit y avoir pris "quelques bonnes cuites", Georges Brassens, Léo Ferré... faisant du Lapin un "conservatoire de la chanson française". Et du Montmartre d'antan.
"J'ai 90 ans mais je continue", lance fièrement Yves Mathieu, dont la voix, toujours aussi forte et grave, continue à emplir les lieux. "Mes fils ont accepté de reprendre. Il faut tenir le coup".
Le Lapin résiste tant bien que mal à "l'envahissement touristique", comme l'appelle M. Mathieu, qui a profondément transformé le "haut de la Butte", surnom du coeur de Montmartre, point culminant de Paris.
Là, en face du "Starbucks (NASDAQ:SBUX)", les étalages de mugs "Paris" et de sets de table "Tour Eiffel" disputent les gros pavés gris difformes aux hordes de touristes prenant la pose dans un selfie.
Mais qu'est donc devenu le "petit village" d'antan, se demandent les nostalgiques? Celui dont rêvait Amélie Poulain dans son "Fabuleux destin", film du Français Jean-Pierre Jeunet qui a fait le tour du monde, où il faisait bon flâner dans l'Allée des Brouillards...
- Jusqu'à 20.000 euros le m2 -
"Nous ne sommes pas encore Venise (qui accueille 24 millions de visiteurs en un an, ndlr). Il y a encore des choses à sauver", répond Alain Coquard, "Président de la République de Montmartre".
Fondée en 1921, déjà dans le but de contrer un projet immobilier, la "République de Montmartre" n'a aucun pouvoir officiel mais se pose en gardienne des traditions.
Son président, chapeau noir et écharpe rouge en l'honneur du poète et chansonnier Aristide Bruant qui popularisa Montmartre fin XIXe-début XXe, reçoit au "siège" de la République: le restaurant La Bonne Franquette, où Van Gogh a peint son tableau "La Guinguette".
"Ici, en haut de la Butte, c'est fini", concède le président Coquard, 76 ans, en référence à l'invasion des boutiques de souvenirs de pacotille.
Frédéric Loup, président de l'Association des commerçants du Haut Montmartre, se retrouve ainsi à la tête du dernier commerce de proximité: sa pharmacie qui date de 1927. "Le boulanger est parti. Le boucher aussi. Le problème, ce sont les loyers, que seul un magasin de souvenirs peut payer", explique M. Loup.
Alors que, à la fin du XIXe, Montmartre avait été choisi par les artistes sans le sou pour ses logements bon marché, le "village" est aujourd'hui largement réservé aux bobos nantis voire aux très fortunés, attirant notamment l'attention de stars comme Johnny Depp.
"C'est un tsunami que j'ai vu en trente ans", confirme Brice Moyse, directeur d'Immopolis, société immobilière spécialisée sur Montmartre. "A l'achat, on est passé de 1.500 euros le m2 à 10.000 euros, voire 20.000 euros" dans certains cas, affirme-t-il.
- "Disneyland" -
"La gentrification est indiscutable mais il faut continuer à se battre", lance le président Coquard, "pour que la place du Tertre ne soit pas transformée en Disneyland" par exemple. Cette place située dans l'ombre du Sacré Coeur, la basilique qui domine la Butte de sa façade de pierres blanches, accueille depuis toujours les peintres qui vendent leurs oeuvres aux passants.
Mais la concurrence est féroce entre ces artistes et les "galeries" alentour où des "peintures" sont vendues "au prix où nous payons notre matière première", explique Midani M'Barki, peintre et président de l'association Paris-Montmartre.
Un récent reportage de la chaîne de télévision France 2 a montré que ces toiles, signées "Marius" ou "Jésus", étaient en fait peintes en Chine.
"Ce sont des faussaires de l'art, du parasitisme", enrage Midani, qui lutte également contre l'invasion des terrasses des restaurants voisins, bondées de touristes.
"Nous, on est dans le caniveau. Les terrasses, elles ont la place", dit-il en montrant son petit tabouret coincé entre la bordure du trottoir et les tables d'une brasserie.
Ce peintre, installé ici depuis 1970, se bat pour que les artistes puissent profiter de la moitié de la place, comme le stipule un règlement municipal du 24 mai 2011.
Or "les terrasses en occupent aujourd'hui 80%", dénonce-t-il, avant de se faire menaçant: "Si on n'y arrive pas, on partira. Mais sans nous, Montmartre n'est plus".