Sans bouquet à la main, mais l'appareil photo en bandoulière, les Parisiens nostalgiques sont venus rendre un dernier hommage, ce 28 févier 1969, au "ventre de Paris" en train de déguerpir en banlieue.
"A partir de minuit, les Parisiens ont commencé à déferler dans les Halles. Bardés d'appareils photographiques, ils ont voulu fixer une dernière fois l'étrange atmosphère" du lieu avant sa fermeture définitive, rapporte l'AFP.
- Farandoles autour des cageots -
Des gerbes de fleurs ont été jetées par brassées entières sur le carreau des Halles, devant le pavillon numéro sept des fleurs coupées. "Un parterre d'azalées, de roses et de tulipes" au chevet de l'église Saint-Eustache, toute illuminée pour la circonstance. "Sans doute un dernier hommage des fleuristes", les premiers à déménager vers Rungis, 15 kilomètres plus au sud.
Sur le parvis de l'église, une fanfare joue des marches militaires, des "succès yé-yé", des chansons d'Aristide Bruant. "Beaucoup dansent ou font des farandoles autour des pyramides de cageots de légumes", sans dissiper "la lourde atmosphère de mélancolie", écrit l'Agence dans la nuit.
"Pour cette mise à mort, on affiche complet dans les restaurants où Parisiens et étrangers aiment se retrouver après le spectacle autour d'une gratinée, côtoyant les garçons bouchers, leur tablier maculé de sang, parlant un argot compris d'eux seuls".
- Une noria de camions -
Le déménagement des Halles avec ses 8.000 tonnes de marchandises, 6.000 mètres cubes de mobilier et 7.000 employés, est une opération quasi-militaire, confiée à un officier de réserve, spécialiste du "train des équipages" (la logistique de l'armée), le général Patz.
L'idée d'un départ en convois a été abandonné, explique le général à l'AFP, en raison de la "gêne pour la circulation dans le centre de Paris".
Une noria de 2.000 camions réalise en quelques heures un pont routier entre le cœur de Paris et le marché d'intérêt national flambant neuf qui s'étend près d'Orly sur 200 hectares, là où les 12 pavillons de Baltard se logeaient en une dizaines d'hectares.
Didier Maître, vendeur au pavillon "BOF" ("beurre, œuf, fromage"), suit à regret cette grande migration. Il se souvient de sa déception en arrivant: "Rungis avec ses immenses monte-charge, ses grandes allées ressemblait plus à une petite ville qu'à un grand marché comme les anciennes halles".
Le "ventre de Paris" était pour lui le vrai cœur de la ville, toujours actif, palpitant, parfois égrillard au voisinage des prostituées de la rue Saint-Denis. "Toutes les transactions se réglaient en liquide, souvent autour d'un verre de Beaujolais et d'un bon petit plat".
- Le ventre vide de Paris -
Désertés par les commis, les mandataires, les porteurs, les balayeurs, tous partis à Rungis ou reconvertis à la préfecture de Paris comme les "forts" devenus surveillants, les Halles centrales de Paris deviennent une grande carcasse silencieuse. Que faire du ventre vide de Paris?
Des pétitions circulent pour préserver l'ensemble de fonte, fer, brique et verre conçu par l'architecte Victor Baltard au milieu du 19e siècle pour unifier, assainir, rationaliser les différents marchés du cœur de la capitale, selon une idée de Napoléon reprise par son neveu Napoléon III.
En 1970, les pavillons accueillent d'éphémères activités culturelles, maintenant l'espoir d'un sauvetage architectural. En vain. En 1971, la démolition est engagée. Le grand marché laisse place à un immense trou, puis à une vaste gare souterraine et un centre commercial.
"Quoi qu'on fasse de cet espace -fût-ce des +espaces verts+ - on est tranquille: la vie n'y sera plus", tranchera, amer, l'écrivain René Fallet en 1977 dans l'ouvrage "Les Halles, la fin de la fête".
De cette destruction, seul un pavillon a été sauvegardé entièrement, démonté et remonté pièce à pièce à Nogent-sur-Marne où il sert de salle de spectacles. La charpente d'un autre pavillon est également visible, à 10.000 kilomètres de là, dans un parc à Yokohama au Japon.