Dans la Vallée centrale de Californie, "le panier de fruits et légumes de l'Amérique", coule un poison discret: les nitrates, résidus de l'agriculture intensive.
Pendant des années, Cristobal Chavez a ouvert son robinet et bu l'eau en toute confiance, sans imaginer que lui, sa femme et leurs enfants risquaient de s'empoisonner.
"Elle avait un goût normal", justifie cet ex-routier qui vit dans la bourgade agricole de Porterville et gagne sa vie comme famille d'accueil pour orphelins.
Il y a plusieurs mois, une association, le Community Water Center (CWC), a testé l'eau de son puits et découvert qu'elle contenait deux fois plus de nitrates que les normes maximales sanitaires.
Ces nitrates proviennent de millions de tonnes d'engrais déversées par les cultivateurs pendant des décennies, qui ont infiltré de nombreuses nappes phréatiques.
D'après une étude de l'université UC Davis, 250.000 personnes sont menacées d'exposition aux nitrates dans la région.
Le problème des nitrates n'est pas étranger à la France, où ils représentent la deuxième source de pollution agricole selon UFC-Que Choisir, et sont à l'origine de poursuites de Bruxelles.
Leurs dangers sont unanimement reconnus par l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) ou les autorités sanitaires américaines. Particulièrement toxiques pour les enfants et les femmes enceintes, ils peuvent provoquer des syndromes parfois mortels de "bébés bleus", en freinant l'oxygénation des cellules, ou augmenter les fausses couches et malformations congénitales.
On leur attribue aussi des problèmes de reins, thyroïde et certains cancers. C'est une "urgence de santé publique", s'alarme Jennifer Clary, de l'association Clean Water Fund.
- Contaminés sans le savoir -
Les études épidémiologiques sont rares. Le département de Santé publique dit "ne pas avoir de données sur l'impact des nitrates sur la santé" dans la Vallée Centrale et n'a notamment pas fourni de chiffres sur le "syndrome du bébé bleu" - dont la fréquence dans le comté de Tulare où se trouve Porterville est, d'après un rapport du CWC en 2013, 40% supérieure à la moyenne californienne.
La militante Erin Brockovich, héroïne d'un film oscarisé avec Julia Roberts qui a rendu mondialement célèbre son combat pour l'eau, s'est insurgée auprès de l'AFP contre ce qu'elle qualifie de "manque de transparence" des autorités.
Le problème touche essentiellement les petites communautés sans réseau de distribution d'eau collectif, qui dépendent de puits privés et où vivent souvent des travailleurs agricoles pauvres hispanophones.
"Ces communautés ne sont pas suffisamment sophistiquées pour exiger un changement, et comme ce sont souvent des immigrés, il n'y a jamais eu de vraie offensive pour" résoudre le problème, dénonce Bob Bowcock qui travaille avec Erin Brockovich.
"Des gens boivent de l'eau contaminée sans le savoir", estime Jennifer Clary, de l'association Clean Water Fund.
L'agence californienne de la qualité de l'eau (Waterboards) surveille les réseaux de distribution publics mais n'a pas de responsabilité sur les puits privés.
"Les autorités essaient d'agir dans les zones les plus critiques", mais "est-ce qu'elles arrivent à couvrir toute la population? Probablement pas", admet Kurt Souza, du Waterboards.
- Bombe à retardement -
Honorio Nunez, un Mexicain qui vit de la cueillette d'oranges, a lui aussi découvert il y a quelques mois grâce à un test du CWC que son eau contenait des nitrates.
Depuis deux ans, à cause de la sécheresse qui a épuisé la plupart des puits de Porterville, il recevait de l'eau en bouteille des services locaux, mais sa femme et lui s'inquiètent de ce qu'ils ont bu auparavant. "Surtout pour les enfants", disent-ils en regardant leurs deux garçonnets.
Kurt Souza souligne qu'"il y a eu de grandes avancées ces dernières années", détaillant la distribution d'eau en bouteille dans certaines zones rurales, le raccord de communautés ou de réseaux de distribution pollués aux réseaux sains.
Les autorités veulent aussi durcir la législation sur les quantités de nitrates que les agriculteurs peuvent utiliser, mais ils n'en sont qu'à la collecte d'informations.
"Il faudra dix ans pour obtenir une réglementation", s'impatiente Erin Brockovich. Et sur 1.500 puits qui doivent être reliés à des réseaux publics à Porterville, seuls 10% le seront d'ici un an.
A ce rythme, "en 2050, 80% de la population des bassins du lac Tulare et de Salinas - coeur de l'agriculture californienne - pourraient être exposés aux nitrates", martèle Deborah Ores, du CWC. "Nous allons vers une crise sanitaire" et une "bombe à retardement pour les régulateurs", conclut Erin Brockovich.
Et pendant ce temps, ceux qui sont touchés par le problème sont coincés: Cristobal aimerait déménager mais craint de ne pas pouvoir vendre sa maison: "quand les gens sauront qu'il y a des nitrates dans l'eau..."