Partager sa voiture, prêter son logement, louer une perceuse... sur fond de baisse du pouvoir d'achat, les Français, portés par l'essor des échanges en ligne, se tournent vers une consommation dite "collaborative", qui amorce une nouvelle ère économique, selon ses théoriciens.
Cette tendance, que ses adeptes croient durable, désigne un modèle où l'usage de l'objet prime sur la propriété, et les individus décident de mieux consommer en mutualisant leurs ressources.
"Aujourd'hui, le rêve des jeunes n'est plus de posséder une voiture mais, grâce à leur téléphone, de pouvoir en utiliser une quand ils en ont besoin", souligne Anne-Sophie Novel, blogueuse, spécialiste du sujet (auteure notamment de "La vie share, mode d'emploi").
En effet, le covoiturage explose, de même que la revente d'objets sur internet, ou les achats groupés directs au producteur, via des leaders comme blablacar, leboncoin ou laruchequiditoui.
Le "couchsurfing", qui permet de se loger gratuitement dans le monde entier et de rencontrer les habitants des pays visités, regroupe aujourd'hui 5 millions d'adeptes.
Grâce à la multiplication de plateformes collaboratives, des pratiques ancestrales comme le troc ou l'échange sont remises au goût du jour.
Surfant sur la tendance, Julien Lemaître a lancé il y a deux ans echangedefinitif.com, un site internet pour échanger définitivement son logement, avec frais de notaire réduits. "En temps de crise, c'est une bonne alternative à l'achat-revente", estime-t-il, même si le site n'a, pour le moment, pas encore atteint l'audience escomptée.
Les initiatives se comptent par centaines sur internet. Toutes ne seront pas pérennes, mais le secteur a de l'avenir, notamment en France.
Selon une récente étude de la TNS Sofres, 8 Français sur 10 pratiquent ou ont l'habitude de pratiquer cette nouvelle façon de consommer.
Pour 63% des sondés, son principal intérêt est de payer moins cher. Mais les Français mentionnent aussi la possibilité de faire durer les objets (38%), ou le fait que ce modèle soit plus bénéfique pour la société (28%).
- "Ce qui est à moi est à toi" -
"C'est la fin du consommateur comme on l'entendait. D'ici dix ans il sera mort", assurait en juillet à l'AFP l'Australienne Rachel Botsman, qui a contribué à populariser le mouvement avec son best seller "What's mine is yours" ("Ce qui est à moi est à toi", ndlr), en 2009. Selon elle, le consommateur ne se définira plus comme tel mais comme "membre d'une communauté".
"Le modèle de consommation de masse hérité des Trente glorieuses est en cours de redéfinition", décrypte aussi Philippe Moati, professeur d'économie à l'université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco).
"La plupart des pratiques émergentes est ancienne, ce qui est nouveau, c'est l'ampleur qu'elles prennent et le fait qu'elles s'appuient de plus en plus sur les nouvelles technologies", ajoute-t-il.
Il date les "ruptures de consommation" du début des années 2000, quand a émergé un "sentiment d'appauvrissement", qui s'est d'abord incarné dans une appétence pour "le bio" ou les "commerces de proximité".
"On n'a pas assisté à un rejet de consommation en tant que tel", mais est né alors le besoin de consommer mieux et moins cher, explique l'économiste.
En France, le mouvement se fédère autour du collectif Ouishare, qui réunit une communauté internationale dédiée à son développement et organise des événements comme le "Ouishare Fest", début mai à Paris.
"Le collaboratif est à la croisée entre l'innovation technologique et sociale", analyse son cofondateur, Antonin Léonard.
"Je pense qu'on est au démarrage d'un mouvement qui va s'imposer à toute l'économie et toute la société", prédit aussi Edouard Dumortier, fondateur du site ilokyou, qu'il présente comme le "réseau social de consommation entre particuliers", permettant la location et l'achat ou la revente d'objets.
"Nous entrons dans un nouveau mode de consommation plus malin, où l'on peut payer moins cher, avec en prime un impact positif sur l'environnement et une recréation du lien social", souligne-t-il.
- Eviter de jeter -
Ce lien social se recrée bien sûr aussi hors de la Toile.
Les Accorderies, concept solidaire venu du Québec, qui consiste à proposer aux habitants d'un même quartier de se regrouper pour échanger entre eux des services non rémunérés, se développent notamment dans plusieurs villes de France.
Les "repair café", des endroits conviviaux où des bénévoles viennent donner une seconde vie à des objets cassés ou en panne, connaissent aussi un succès grandissant.
Ce samedi après-midi, dans le XIXe arrondissement de Paris, Cédric, ingénieur en électronique, bricole, sur une grande table collective, un magnétoscope défectueux. "On répare un peu de tout, des fers à repasser aux aspirateurs; ce qui me plaît, c'est le contact avec les gens, le fait de pouvoir donner un coup de main", explique-t-il.
Face à lui, Gilberte, 79 ans, nourrit l'espoir de pouvoir enfin faire visionner des cassettes enregistrées pour ses petits-enfants. "Si j'avais donné mon magnétoscope à un grand réparateur, cela m'aurait coûté quasiment le prix du neuf", juge-t-elle, sans regretter d'être venue de banlieue et d'avoir attendu plusieurs heures l'ouverture du lieu.
Une douzaine de "repair café", en France, ouvrent pour le moment leur porte à tous, une fois par mois en moyenne.
"L'idée est bien sûr d'éviter de jeter des objets du quotidien, mais aussi d'animer un quartier", explique Benoît Engelbach, qui l'a importée des Pays-Bas, où elle fait fureur.
Les grandes marques ont bien compris qu'elles avaient intérêt à prendre le train en marche. La chaîne de magasins de sports Décathlon a par exemple lancé le site Trocathlon, pour revendre ou racheter du matériel d'occasion. Le géant du bricolage Castorama a aussi créé Les Troc'heures, une plateforme d'échange d'heures de bricolage entre particuliers.
Pour Anne-Sophie Novel, le "collaboratif" ne va plus se limiter aux particuliers mais "de plus en plus toucher les entreprises et l'économie au sens large".
Le groupe de grande distribution Auchan a par exemple annoncé la commercialisation début 2014 des premiers produits conçus par ses clients, auparavant soumis au vote des internautes. Une nouvelle conception du commerce, qui part du principe que les meilleures idées sont "dans la tête des clients".