"Trop tôt", c'est le leitmotiv entendu dans bien des bouches cette semaine dans le vignoble bordelais: les primeurs, rendez-vous annuel qui s'est achevé vendredi, devraient être repoussées de quelques semaines pour plus de fiabilité, préconisent nombre de professionnels.
Fixée depuis des décennies à la première semaine d'avril, la grand'messe des primeurs voit défiler des milliers de personnes, négociants, cavistes et critiques, venus déguster le nouveau millésime à peine sorti de l'assemblage.
"Bientôt, ils vont venir goûter les raisins", peste l'oenologue-conseil Stéphane Derenoncourt, "on envoie des échantillons au 10 mars, c'est ridicule".
A ce stade, "les vins sont encore très instables", reconnaît Alain Moueix, président de l'Association des grands crus de Saint-Emilion, "ils ne reflètent pas le vin final", renchérit le dégustateur italien Ian D'Agata.
"Les primeurs se font toujours trop tôt", admet aussi Pierre Lurton, directeur des premiers grands crus classés Yquem et Cheval Blanc.
Une précocité encore plus criante avec le nouveau millésime 2010, plus difficile à goûter de l'avis général.
Pour Paul Pontallier, directeur général de Château Margaux, premier grand cru classé, "il faut que le vin se remette de l'assemblage, c'est comme quand vous constituez une équipe, il faut apprendre à jouer ensemble."
En cause, les notes et les commentaires établis à partir de ces dégustations précoces qui seront souvent déterminants pour fixer les prix, entre fin mai et fin juin.
"On ne fait pas la critique d'un film sur les premiers rushes", se lamente le dégustateur français Michel Bettane: "parler de la réussite individuelle des châteaux alors que le vin est très, très jeune et n'est pas dans son état définitif, ça n'a aucun sens", dit-il à l'AFP, relevant qu'"on n'a pas parlé de Mozart quand il avait six mois d'âge".
Un autre critique, Patrick Dussert-Gerber, refuse, dans son "Guide des vins", de rentrer "dans le jeu des primeurs qui va bientôt rivaliser avec le salon des devins et cartomanciennes, tant on va noter un vin qui n'existe pas encore".
"Tout évolue: le climat, la viticulture, et aujourd'hui on reste campés sur la première semaine d'avril", déplore Bruno Lemoine, directeur général du Château Larrivet-Haut-Brion.
"On goûterait mieux fin avril", reconnaît Alain Moueix, "il faudrait reculer les primeurs au mois de juin, ce serait magnifique", préconise Stéphane Derenoncourt.
Coincée entre les salons Prowein en Allemagne et Vinitaly en Italie, à quelques semaines du rendez-vous mondial Vinexpo, la semaine bordelaise est pour beaucoup "prisonnière d'un calendrier".
Cette date a été fixée car elle "convient à la fois au producteur, qui peut disposer ainsi d'une avance de trésorerie, et au consommateur, qui a la possibilité d'acheter à un bon prix", explique à l'AFP Sylvie Cazes, présidente de l'Union des grands crus, principal organisateur.
"Idéalement, les vins devraient être goûtés trois ans après avoir été mis en bouteille", dit-elle, mais l'avantage financier de la vente en primeurs disparaîtrait.
"C'est une tradition à Bordeaux, le monde entier nous envie cette façon de travailler", souligne Hubert de Boüard de Laforest, propriétaire de Château Angelus.
"Ne cassons pas les choses qui fonctionnent", abonde Pierre Lurton. "Il y a des trains qu'il faut prendre, si vous laissez les bagages sur le quai de la gare, vous n'êtes pas sûrs qu'il y ait un deuxième train".