"Souvent, dans les dîners, mes amis me demandaient d'expliquer la crise... Je ne pouvais pas répondre". Arthur Jatteau, doctorant en économie, avait "fait des modèles, des maths" pendant son cursus, mais était incapable d'expliquer concrètement ce qui se passait dans le monde réel.
"L'économie mondiale n'est pas la seule à être en crise, l'enseignement de l'économie l'est aussi", ont écrit récemment dans un manifeste des étudiants de 18 pays, membres d'une "Initiative étudiante internationale" revendiquant le soutien de 110 chercheurs, enseignants et praticiens de l'économie, dont Thomas Piketty, Jean-Paul Fitoussi et James Galbraith.
Cet appel "Pour une économie pluraliste" a été publié la semaine dernière par Le Monde, The Guardian (Royaume-Uni), Haaretz (Israël), Il Manifesto (Italie)...
"Les licences ne répondent pas à des problèmes simples", souligne Arthur Jatteau, 29 ans, doctorant en économie et sociologie à l'université de Picardie.
"Ça fait quoi d'être au chômage? Qu'est-ce que ça veut dire? Qui sont les chômeurs?", autant de questions non traitées durant ses trois années d'études d'économie à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, dit-il.
Le "monde réel doit réinvestir les salles de classe", clame le manifeste.
"En moyenne, il y a 20% de maths et moins de 1% de cours d'histoire de l'économie sur trois années de licence d'économie", notait l'association Peps (Pour un enseignement pluraliste dans le supérieur en économie) dans une étude publiée l'an dernier.
"Un cours sur cinq en licence, c'est des cours de maths ou de statistiques au détriment du reste", ajoute Arthur Jatteau.
Et pourtant, "ce qui est enseigné aujourd'hui façonne la pensée des décideurs de demain", jugent les signataires qui constatent, amers, que les courants de pensées plus minoritaires, comme les "approches post-keynésienne, institutionnaliste, écologique, féministe, marxiste et autrichienne - entre autres - (sont) largement exclues".
- "Pensée orthodoxe" -
"Personne ne prendrait au sérieux un cursus de psychologie qui n'enseignerait que la tradition freudienne", ironisent les signataires. Imaginez "un cursus de science politique se focalisant uniquement sur le socialisme", ajoutent-ils.
"Notre projet est de prolonger à la fac ce qu'on fait" au lycée en section Sciences et économie sociale (SES), "où les cours sont thématisés", expliquent les signataires du manifeste.
"On étudie par exemple la question de l'emploi, en portant à chaque fois un regard sociologique et un regard économique sur la question", explique Marjorie Galy, 40 ans, professeur de SES à Strasbourg.
Toutefois, ces dernières années, la tendance du lycée est d'aller vers "ce qui se passe à l'université", avec un "cloisonnement entre économie d'un côté et sociologie de l'autre", ajoute-t-elle.
"Les programmes nous font reculer: comme à l'université, les sujets deviennent moins incarnés, beaucoup plus techniques", précise Mme Galy, présidente par ailleurs de l'APSES (Association des professeurs de sciences économiques et sociales).
Ce n'est pas la première fois que des économistes publient des tribunes appelant à la pluridisciplinarité dans l'enseignement de l'économie à l'université. Pour répondre à leur demande, une commission, créée il y a six mois par la secrétaire d'Etat à l'Enseignement supérieur et à la recherche, Geneviève Fioraso, doit rendre dans les semaines à venir ses préconisations.
Le pluralisme des théories, des méthodes et des disciplines nécessiterait aussi une diversité dans le profil des professeurs d'économie à l'université. Or, pour les signataires, ce recrutement est très difficile.
"Dans un certain nombre de pays, c'est de plus en plus compliqué de se faire recruter si on n'appartient pas à la pensée dominante, orthodoxe", affirme Arthur Jatteau, persuadé que pour "un maître de conférence hétérodoxe ce sera très difficile de devenir un professeur d'université".
Dans une étude publiée fin mars, l'Association française d'économie politique (AFEP), qui regroupe 600 chercheurs, affirmait que plus de 80% des professeurs recrutés entre 2000 et 2011 étaient du même courant de pensée économique: la théorie néoclassique.