"Très peu de risques, rendement exceptionnel" : sur le marché des changes, les épargnants français sont de plus en plus nombreux à tomber dans le panneau de cette promesse illusoire et malhonnête et essuyer de lourdes pertes.
Sur les autoroutes d'internet et dans les interstices de la réglementation européenne, nombre d’escrocs ont trouvé un terreau propice pour monter une véritable multinationale de l’arnaque que les régulateurs peinent à combattre.
Martine - le prénom a été modifié - en a fait les frais. Cette petite rentière du centre de la France a vu les 20.000 euros de son livret A partir en fumée.
"Tout le monde a entendu parler de la Bourse, mais le Forex, je n'y connaissais rien. On me promettait beaucoup plus que le rendement des livrets classiques", se souvient-elle.
Contactée par la société de courtage Forextradition, la sexagénaire lui fait confiance. Ses économies sont ponctionnées presque immédiatement. Malgré ses appels répétés pour se rétracter, elle n'a jamais revu la couleur de son argent. Pire, elle découvre que ses "conseillers financiers" n'ont jamais reçu l'agrément pour exercer comme courtier en France ou en Europe.
"Sur le moment, leur baratin ne m'a pas paru absurde. Je me suis faite roulée", regrette-t-elle.
- Les litiges se multiplient en France -
Martine est loin d'être un cas unique. En 2013, les litiges autour du "Forex" - abréviation anglaise du marché des changes - ont grimpé de moitié sur le bureau de la médiation de l'Autorité des marchés financiers (AMF). Le gendarme de la Bourse française a recensé 88 demandes, pour des pertes allant de 200 à 220.000 euros.
"Certaines sociétés exploitent la crédulité et la faiblesse des épargnants pour leur faire miroiter n'importe quoi. Et les gens qui viennent se plaindre à nous ne sont que la partie émergée de l'iceberg", dénonce Marielle Cohen-Branche, médiatrice de l'AMF.
Ouvert aux particuliers depuis 2007, le marché des changes est l'un des plus grands marchés du monde. Environ 5.300 milliards de dollars s'y échangent chaque jour, presque deux fois la richesse nationale produite en France en 2013, avec des possibilités de gains alléchantes. Mais les variations parfois abruptes peuvent aussi aggraver les pertes des investisseurs.
"L'intérêt premier de ce marché, c'est la spéculation", confirme Christopher Dembik, analyste chez Saxo Banque, un des acteurs dominants du forex pour les particuliers en France - avec IG, CMC Markets et FXCM.
"Mais c'est un marché qui ne s'adresse pas à tout le monde. Il faut des capitaux, des connaissances et une vraie patience. (...) Les gains de 10.000 euros par mois garantis par les publicités agressives, ça n'existe pas", avertit-il.
- Mécanique rôdée -
L'AFP a contacté plusieurs victimes d'arnaques sur le marché des changes. Leurs histoires se recoupent et dessinent la mécanique rôdée des courtiers non agréés.
La mésaventure commence par un banal appel téléphonique. La future victime se voit promettre une formation "en 30 minutes et gratuite". Elle peut aussi ouvrir un compte géré par la société. Rendement garanti, argent retirable à tout moment.
Ensuite, les choses se gâtent. Après quelques gains destinés à mettre en confiance, l'épargnant est incité à renflouer son compte car il joue trop petit et commence à perdre ; un "bonus" peut même lui être accordé.
Mais lorsqu'il s'agit de récupérer son argent, surprise : le bonus en question doit être investi 30 à 40 fois avant tout retrait. Autre scénario: la dernière position prise lui a fait tout perdre, en une seule fois.
Les épargnants se heurtent alors à un mur: conseiller injoignable et argent - s'il en reste - inaccessible.
"Mon argent était bloqué. Mais on m'a quand même conseillé d'aller voir un voisin ou la banque pour pouvoir faire un crédit et me refaire", raconte Maxime Boudesocque.
Escroqué à l'âge de 16 ans par le courtier Bfxoption, le jeune homme croyait jouer sur la parité euro/dollar. Il a perdu les 1.900 euros confiés par sa mère, une aide à domicile payée en chèque emploi-service.
Egalement contactées, aucune des sociétés dénoncées n'a accepté de répondre aux sollicitations de l'AFP.
-La justice tourne en rond-
Face à cette délinquance en col blanc, l'AMF met régulièrement à jour une liste noire des courtiers à éviter, mais ne peut pas les sanctionner car ils ne font pas partie des professionnels agréés.
Au parquet de Paris, où atterrissent la plupart des plaintes françaises liées au forex, les magistrats sont dans l'impasse.
"Aucune procédure n'a abouti. Les enquêtes sont en cours mais elles sont très difficiles à mener car la police judiciaire a affaire à des sociétés éphémères, cachées derrière des prête-noms, qui utilisent des comptes à l'étranger. Les investigations à l'étranger se heurtent aussi à des pays peu coopératifs", explique la vice-procureure de Paris, Elisabeth Allannic.
Sollicitée, la brigade financière de Paris a refusé de s'exprimer.
Elle est chargée d'une centaine de plaintes, concernant une vingtaine de sociétés, selon le ministère public. Parmi les mis en causes, des "bad brokers" sans autorisation, mais aussi des courtiers agréés dans des pays réputés laxistes, comme Chypre ou Malte, qui proposent des services dans toute l'Union européenne.
"Les pratiques de certaines sociétés agréées sont parfois très proches de celles qui opèrent sans autorisation. Mais dans ces cas-là, le pouvoir de sanction revient à Chypre. L'AMF peut enquêter en France mais ne peut pas punir", relève Marielle Cohen-Branche.
Liée par la confidentialité de son rôle de médiatrice, cette ancienne juge ne donne pas de noms. Les professionnels reconnus du marché français, eux, s'embarrassent moins.
"On connaît les sociétés qui ont des pratiques +limites+ : iOption (qui a récemment fermé ses portes, ndlr) par exemple. Elles sont presque toutes agréées à Chypre. Ce pays est un cheval de Troie dans l'UE", dénonce Christopher Dembik.
Interrogée, la CySEC, le régulateur chypriote, estime respecter les directives européennes et explique même avoir infligé des sanctions.
"La perception du risque est différente. Les dossiers qui passent à Chypre seraient retoqués à Paris ou à Londres", explique Arnaud Poutier, directeur général d'IG France.
-Casino international-
Mais la piste ne s'arrête pas à Chypre, car les sociétés agréées ne sont parfois que des écrans pour masquer les vrais bénéficiaires.
"On rencontre aussi des sociétés qui ne sont pas réellement basées là où elles sont régulées", confie-t-on à la Répression des fraudes (DGCCRF).
"Certains acteurs sont régulés à Chypre, mais sont en réalité basés en Israël. Ils ont parfois une boîte postale à Londres pour tenter de rassurer", assure de son côté Christopher Dembik.
L'analyste se base sur son expérience. Il a travaillé pendant plusieurs années pour une société israélienne chargée de fournir des analyses de marché aux professionnels du secteur.
"Dans le milieu du forex israélien, certaines personnes viennent du casino en ligne, avec toutes les pratiques douteuses que cela implique. Elles ne s'en cachent pas", raconte-t-il.
Amères, les victimes jurent qu'on ne les y reprendra plus.
"Je n'investirai plus jamais sur les marchés financiers", peste Emilie Juhel, une trentenaire assistante de direction, délestée de 800 euros par Elysées Capital et Fxntrade, deux sociétés figurant sur la liste noire de l'AMF publiée sur internet.
La méfiance se développe au grand dam des acteurs reconnus du forex.
"Nous n'avons aucun intérêt à voir les plaintes s'entasser à l'AMF. Un client qui réussit à gagner de l’argent, c’est un client rentable qui va rester plus longtemps chez nous", fait valoir Arnaud Poutier.