En 1916, Sharp (T:6753) n'était encore qu'une fabrique japonaise de boucles de ceinturons "bien serrés" et de crayons "bien taillés" (en un mot "sharp"). Un siècle plus tard, le pionnier de l'affichage LCD préfère passer sous pavillon taïwanais que d'être démantelé par un fonds étatique.
C'est le Grand tremblement de terre du Kanto (Tokyo) en 1923 qui incita le fondateur de Sharp, Tokuji Hayakawa, à transformer son entreprise en concepteur de postes de radio, objets bien utiles lors des catastrophes.
Après-guerre, Sharp fut le premier japonais à vendre un récepteur de télévision. Et des innovations, il en produit d'autres dans les décennies suivantes, dont l'industrialisation de l'affichage à cristaux liquides (LCD), monochrome sur une calculatrice (1973), en couleur sur un moniteur d'ordinateur (années 1990), un téléviseur, des smartphones et tablettes, etc.
Sharp, disposant des technologies les plus avancées du secteur, a fini dans les dernières décennies par presque tout miser sur les LCD, construisant des complexes industriels ultramodernes pour produire des dalles-mères géantes LCD.
"Le groupe souffre d'un excès d'investissement dans les écrans LCD. Au début tout allait bien, mais la situation s'est retournée avec la crise financière de 2008-2009 et ensuite la concurrence s'est amplifiée sur les prix, là où Sharp n'est pas le mieux placé", a expliqué à l'AFP le professeur Akio Makabe, de l'Université Shinshu.
Aujourd'hui, son meilleur atout technique (des écrans LCD salués par Apple (O:AAPL) et Samsung (KS:005930)) est devenu son plus gros problème financier: pour continuer à faire évoluer ses produits et garder la tête de la compétition technologique, il faut investir en permanence des sommes astronomiques. Or, Sharp n'a plus les reins assez solides pour ce faire.
La création de Japan Display en 2012 n'a rien arrangé. Sharp a refusé à l'époque de prendre part à l'établissement de cette société "nationale" (car mise en place par le fonds semi-public INCJ) qui regroupe les activités de petits et moyens écrans LCD de Sony (T:6758), Hitachi et Toshiba.
- La "force" de Terri Gou -
"C'était difficile d'accepter cette offre pour Sharp, car l'activité LCD était centrale", alors que ces écrans n'étaient pour ses trois compatriotes que de petites branches, insiste M. Makabe.
A l'inverse, "Sharp n'aurait pas eu la capacité financière de racheter à l'époque les divisions LCD de ses compatriotes", précise-t-il.
En optant jeudi pour Hon Hai (Foxconn), les administrateurs ont montré qu'ils n'étaient nullement convaincus de la pertinence d'une entreprise "LCD du Soleil levant" ("hinomaru") voulue par l'INCJ.
"Une telle consolidation n'est peut-être pas viable", soulignait il y a quelques jours Kunio Saijo, éditorialiste spécialiste de l'industrie, sur un site du groupe économique Nikkei.
"L'offre de Hon Hai est financièrement supérieure", indique M. Makabe qui parle de "la force de Terri Gou", le patron ambitieux du groupe taïwanais connu par sa marque Foxconn.
"L'INCJ demandait aussi le recours des banques, ce qui n'était pas un point positif", ajoute-t-il.
De plus, sur le plan industriel, Hon Hai "a une force importante avec un client majeur qu'est Apple".
Reste que rien ne garantit non plus l'avenir de Sharp et des LCD face à d'autres technologies, comme les écrans organiques électroluminescents (OEL).
Des rumeurs indiquent qu'Apple, le plus gros acheteur de Sharp et Japan Display, est en train de préparer une transition vers les OEL (aussi appelés Oled), plus contrastés et moins gourmands en énergie, pour une prochaine génération d'iPhone.
Au point que d'aucuns commme M. Saijo se demandent s'il ne serait pas "plus astucieux d'investir dès à présent toutes ses forces dans le développement de technologies OEL". Dans ce domaine, les sud-coréens Samsung et LG devancent nettement les Japonais et risquent de rafler la mise.
Avec une offre LCD plus forte, Foxconn, un assembleur indispensable pour Apple, "pourait influencer les projets de ce dernier" et le pousser à continuer de privilégier ce type d'écran, du moins en attendant d'avoir mis au point les techniques OEL les plus performantes, note M. Makabe.
Foxconn a promis à Sharp des investissements massifs de 200 milliards de yens dans les OEL.