par Chine Labbé
PARIS (Reuters) - Le juge antiterroriste Marc Trévidic, saisi de nombreux dossiers islamistes, devrait bientôt quitter son poste et rejoindre le tribunal de grande instance (TGI) de Lille, une mutation qui suscite des interrogations alors que la menace terroriste est estimée à son plus haut niveau en France.
Une loi de juin 2001 limite à dix ans les fonctions d'un juge spécialisé. C'est en vertu de ce texte que Marc Trévidic, qui allait atteindre cette échéance en mai 2016, a pris les devants, et demandé sa réaffectation.
Le ministère de la Justice a confirmé à Reuters avoir proposé sa mutation au poste de Premier vice-président du TGI de Lille, ce qui constitue une promotion. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) émettra un avis sur cette proposition d'ici juin, comme sur 993 autres projets d'affectations.
Celui qui enquête notamment sur l'assassinat des moines de Tibéhirine en Algérie en 1996, sur l'attentat contre l'avion du président rwandais Habyarimana qui a précipité le génocide de 1994 et sur des réseaux djihadistes, n'a pas ouvertement critiqué la règle qui le contraint à quitter l'antiterrorisme.
"C'est la loi, il faut l'appliquer", s'est-il contenté de dire sur France Info. Mais le magistrat a reconnu craindre d'avoir "le blues" de cette spécialité.
La règle des dix ans avait fait l'objet d'un vif débat en France début 2013 quand la juge Marie-Odile Bertella-Geffroy, chargée notamment de l'instruction des dossiers de l'amiante, avait, en vain, contesté sa mutation.
"Je souhaite terminer mon travail car il faut le faire", expliquait-elle alors, tandis que l'Association nationale des victimes de l'amiante dénonçait une décision politique destinée à freiner l'enquête. Le CSM s'était finalement opposé à toute dérogation à la règle.
UNE "MÉMOIRE PHYSIQUE"
Des associations craignent, de même, que le départ du juge Trévidic ralentisse inévitablement les enquêtes qu'il dirige.
"Pour arriver à comprendre les phénomènes djihadistes, il faut de nombreuses années. C'est au moment où il est au maximum de ses performances qu'on lui demande de partir", regrette ainsi Guillaume Denoix de Saint Marc, directeur de l'Association des victimes françaises du terrorisme (AFVT).
"Tous les dossiers terroristes sont interpénétrés. Ils demandent une mémoire physique, charnelle des événements."
Sur France Info, Marc Trévidic a estimé qu'il fallait trois à quatre ans pour être efficace à son poste. "La loi a été faite pour pouvoir se débarrasser de juges inamovibles qui ne seraient pas à leur place", a-t-il dit.
"C'est le problème de la loi : vous vous débarrassez des bons comme des mauvais au bout de dix ans."
L'Union syndicale des magistrats, majoritaire, s'est toujours opposée à la règle des dix ans, qu'elle juge contraire au principe d'inamovibilité des juges. Elle demande sa suppression dans le cadre d'une réforme statutaire en cours.
Mais pour le Syndicat de la magistrature (SM), classé à gauche, cette règle est "opportune", sous réserve d'une continuité dans le traitement des dossiers.
"Elle doit s'appliquer à tous", estime sa présidente Françoise Martres. "On ne peut pas faire d'exceptions pour certains parce qu'ils seraient en charge de dossiers plus sensibles que d'autres."
Pour Guillaume Denoix de Saint Marc, une exception devrait au contraire être faite en matière terroriste, où les enquêtes durent souvent plus de dix ans. Son association a interpellé la ministre de la Justice à ce sujet.
"PASSAGE DE RELAIS"
A la chancellerie, on souligne que "tous les dossiers de Marc Trévidic sont traités en cosaisie" par deux voire trois magistrats. "Il n'y a aucun problème de passage de relais."
Mais les juges cosaisis sur un dossier ont-ils tous la même connaissance des dossiers ? s'interroge Virginie Duval, présidente de l'USM.
Marc Trévidic est souvent le premier saisi dans les enquêtes qui lui sont attribuées, et donc leur plus fin connaisseur, reconnaît une source judiciaire.
Son départ est d'autant plus controversé que son "charisme" et sa "pugnacité" "rassurent" les victimes, qui voient en lui un "sauveur", indique Guillaume Denoix de Saint Marc.
Marc Trévidic a en effet ressuscité des dossiers que l'on croyait définitivement éteints.
C'est lui qui a récemment émis des mandats d'arrêts internationaux contre trois hommes soupçonnés d'être les auteurs de l'attentat de la rue des Rosiers, plus de trente ans après les faits, et procédé en fin d'année dernière à l'exhumation, en Algérie, des têtes des sept moines assassinés en 1996, dans l'espoir de relancer l'enquête.
(édité par Yves Clarisse)