par Alice Baghdjian et Silke Koltrowitz
ZURICH (Reuters) - La Banque nationale suisse (BNS) a pris les marchés financiers par surprise jeudi en annonçant l'abandon du cours plancher du franc suisse, ce qui a fait bondir la devise face à l'euro et chuter les actions des grands groupes helvétiques, dont les ventes à l'export risquent de souffrir.
La décision a d'autant plus choqué les investisseurs que les dirigeants de la BNS décrivaient il y a quelques jours encore le plancher de 1,20 franc pour un euro, instauré en septembre 2011 en pleine crise de la zone euro, comme le pilier de leur politique monétaire.
Leur revirement inattendu a provoqué une envolée du franc, qui a pris jusqu'à 30% face à l'euro dans les minutes suivant l'annonce.
Il intervient une semaine avant la réunion de politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) au cours de laquelle elle pourrait annoncer le lancement d'un plan d'achats d'actifs qui se traduirait probablement par une nouvelle baisse de l'euro.
"Les mesures prises aujourd'hui par la BNS sont un tsunami, pour le secteur exportateur et le tourisme, et au final pour le pays tout entier", a réagi Nick Hayek, le directeur général du géant suisse de l'horlogerie Swatch.
Le président de la BNS, Thomas Jordan, a démenti lors d'une conférence de presse avoir cédé à un mouvement de panique, expliquant que le cours plancher du franc n'était tout simplement plus tenable.
"Quand on décide d'abandonner une telle politique, on doit prendre les marchés par surprise", a-t-il ajouté.
Pour tenter de décourager l'afflux d'argent frais en Suisse, la banque centrale a abaissé d'un demi-point, à -0,75%, le taux négatif sur les dépôts bancaires au-delà d'un certain seuil, instauré le mois dernier pour la première fois depuis les années 1970.
"SURÉVALUATION MASSIVE" DU FRANC
Elle a en outre abaissé d'un demi-point sa fourchette cible pour le taux libor à trois mois, principal instrument de sa politique de taux, ramenée entre -1,25% et -0,25%.
Sur le marché des changes, le franc suisse a enfoncé la parité avec l'euro dans les minutes qui ont suivi le communiqué de la BNS, montant à 0,8052 pour un euro avant de revenir autour de 1,0350 vers 16h00, soit une hausse de 14% sur la séance.
"Les niveaux observés (sur les marchés de change) traduisent une surévaluation massive du franc. Ils devraient revenir à des niveaux plus tenables", a dit Thomas Jordan. "Les marchés ont tendance à surréagir quand ils sont confrontés à une telle surprise."
L'attitude de la banque a suscité de vives critiques sur les marchés.
Pour Alessandro Bee, économiste de la banque Sarasin, les décisions de jeudi "portent atteinte à la confiance dans la Banque nationale suisse, qui a toujours dit qu'elle pouvait tenir le taux de change plancher".
Mais pour Ipek Ozkardeskaya, de Swissquote, "étant donné la pression sur l'euro/franc, un enfoncement accidentel du plancher aurait été bien plus grave pour la crédibilité de la BNS".
Elle ajoute s'attendre à une tension persistante tant que la banque centrale n'aura pas dévoilé une nouvelle stratégie.
Thomas Jordan a souligné que la BNS resterait active sur les marchés et certains cambistes la soupçonnent d'être intervenue jeudi pour stabiliser l'euro-franc, mais Reuters n'a pas pu obtenir confirmation.
RUÉE DANS LES BANQUES
Plus de 40% des exportations suisses partant vers la zone euro, la vigueur du franc risque de pénaliser lourdement les entreprises du secteur.
Le marché boursier suisse perdait d'ailleurs 10% dans l'après-midi, leur plus forte baisse en une séance depuis au moins 25 ans, ce qui équivaut à une perte de capitalisation globale d'environ 100 milliards de francs pour l'indice phare helvétique.
Les banques UBS et Credit Suisse cédaient respectivement 11,7% et 10,8%, le géant de la pharmacie Roche 9,5%, le cimentier Holcim 11,5%, Swatch 16,8% et le groupe de luxe Richemont 16,1%.
"Les revenus de l'étranger vont être mécaniquement amputés tandis que les coûts restent en francs suisses", explique Pascal Bernachon, de KBL Richelieu. "D'autres grandes multinationales seront moins impactées: Nestlé, par exemple, dont le gros de la production se fait en dehors de Suisse."
L'action Nestlé perdait quand même près de 8%.
L'ampleur de la réaction des marchés a poussé de nombreux Suisses à se ruer dans les banques pour changer de l'argent.
"Je n'ai jamais vu une telle baisse en une seule fois, c'est énorme. Les gens vont probablement acheter des euros, mais aussi des dollars et d'autres devises", a dit un employé d'UBS après avoir vendu des euros à un client russe.
Avant même les décisions de la BNS, les investisseurs avaient alimenté la hausse du franc suisse à l'approche de la réunion de la BCE le 22 janvier, qui pourrait annoncer un plan d'assouplissement quantitatif (QE) incluant des achats d'obligations souveraines.
Par ailleurs, la crise ukrainienne et ses répercussions sur l'économie russe ont incité de nombreux Russes à se replier sur le franc suisse, l'une des valeurs refuges les plus prisées.
(avec Caroline Copley, Katharina Bart, Stephanie Nebehay, Paul Carrel et Blaise Robinson, Marc Joanny et Marc Angrand pour le service français)