Penchée sur sa machine à coudre, une femme assemble une ballerine qui se retrouvera bientôt au pied d'une cliente à Madrid, New York ou Tokyo. Les chaussures "made in Spain" se portent bien, mais au prix du travail au noir.
La région de Valence, sur la côte méditerranéenne, est connue pour ses plages, moins pour être le poumon de l'industrie de la chaussure espagnole, numéro deux en Europe derrière l'Italie avec 96,5 millions de paires produites en 2013.
"Le made in Spain est apprécié" à l'étranger, confirme José Alberola Molines, à la tête d'une entreprise de 65 salariés spécialisée dans les pantoufles et les tennis en tissu.
Valence accueille plus des deux tiers des 1.400 sociétés du secteur, notamment autour des villes d'Elda et d'Elche, à moins de 200 km au sud de Valence.
Ici, pas de travail à la chaîne, mais une production semi-artisanale dans de petites et moyennes entreprises. De grands noms comme Louboutin pour les espadrilles, ou des marques plus abordables comme Zara y font fabriquer leurs modèles.
Ses 25.300 salariés sont connus pour leur savoir-faire, transmis depuis le XIXe siècle. L'industrie a connu son âge d'or dans les années 1970, quand des entreprises américaines ont délocalisé leur production dans une Espagne isolée, encore peu développée économiquement.
Comme ses voisins européens, ce pays a cependant souffert de la fin des quotas sur les importations chinoises en 2005. Il a cependant réussi à garder une production de moyenne et haute gammes et ses exportations ont atteint un niveau record en 2013 (2,64 milliards d'euros) avec des chaussures en cuir au prix médian de 31 euros la paire.
- Jusqu'à 50% d'économie grise -
Ce succès a un coût. Le secteur "est abonné à l'économie souterraine", dénonce José Maria Mollinedo, du syndicat du ministère des Finances Ghesta.
"Je l'ai toujours connu ainsi", confirme Manuel Molina, un coupeur de cuir de 57 ans, dont la mère travaillait déjà à la maison, sans tout déclarer, au risque d'être privée de retraite le moment venu.
Certaines tâches - découpe du cuir et du tissu, couture, etc. - ne se font pas systématiquement dans les usines, mais sont sous-traitées à des ateliers ou confiées à des personnes travaillant à domicile, souvent des femmes, encourageant davantage le phénomène.
Pour les travailleuses, c'est le moyen d'avoir une source de revenus, tout en s'occupant de leurs enfants.
Et selon le coupeur Manuel Molina, dont les parents, mais aussi six fères et soeurs, travaillent dans le secteur, la crise a encore renforcé cette économie informelle.
Le ministère de l'Emploi ne dispose pas de chiffres sur une activité par définition illégale. Mais une étude d'universitaires madrilènes publiée en 2014 évoque un pourcentage de production "au noir" pouvant atteindre 50%, contre environ 20% pour l'ensemble de l'économie espagnole.
La Fédération des industries de la chaussure espagnole (FICE) refuse d'aborder le sujet et préfère parler de la reprise portée depuis trois ans par les exportations vers 170 pays.
La fraude a plusieurs visages, explique Carlos de Castro, professeur à l'Université autonome de Madrid, qui a participé à l'étude centrée sur la ville d'Elda.
- Des jeunes découragés -
Elle peut être le fait de couturières travaillant à domicile illégalement ou encore des hommes -souvent des immigrés-, chargeant et déchargeant les camions. Autre cas : celui du salarié auquel les heures supplémentaires ne sont pas payées.
Des entreprises ne déclarent qu'une partie de leurs employés, d'autres sous-traitent à des ateliers clandestins.
Et les syndicats ne sont pas les seuls à déplorer cette situation. "Nous ne pouvons pas rivaliser avec quelqu'un qui ne paye pas ses salariés, la Sécurité sociale" et arrive à produire "à deux ou trois euros de moins que nous", se plaint Julian Mendez, gestionnaire de l'entreprise Salvador Artesano.
"L'administration ne réagit pas", accuse Juan Antonio Macia, du syndicat UGT d'Elche. Le syndicat CCOO explique multiplier les signalements à l'inspection du travail, en vain. Quant aux salariés, ils se taisent, craignant de perdre leur emploi.
Même pour les salariés déclarés, la situation n'est pas rose. "Nous fabriquons des chaussures quasiment au même prix qu'en Chine", soutient Angel Cerda, de CCOO, dans la zone d'Elche.
Les salaires sont bas -de 963 à 1.060 euros brut par mois en fonction de l'expérience-, les contrats de travail temporaire se multiplient. Et la reprise a peu de chances de déboucher sur une véritable revalorisation des salaires, estime Carlos de Castro : "Pour être compétitif dans un marché globalisé, il faut réduire les coûts et avoir un produit de qualité."
Le risque est que les jeunes, constatant les mauvaises conditions de travail imposées à leurs parents, se détournent du métier et que le savoir-faire se perde. "Le métier s'apprend de sa grand-mère, de sa mère et se transmet ainsi" et non pas à l'école, explique l'universitaire.
Manuel Molina veut bien le croire, lui qui a toujours dit à son fils et à sa fille, des jumeaux âgés de 29 ans : "travaillez, mais pas dans la chaussure".