Au café du coin, à la boulangerie ou à la table du repas dominical, la note "triple A" de la France fait désormais jaser en dehors des cercles d'initiés de la finance: pour plusieurs sociologues, c'est le symptôme d'une inquiétude face à l'impact de la crise sur le quotidien.
"Il y a une véritable inquiétude collective sur l'idée qu'un cataclysme économique est possible, c'est-à-dire une modification assez radicale des conditions matérielles d'existence", explique à l'AFP François Vatin, professeur de sociologie à l'université Paris X.
"C'est l'idée que le sort de la Grèce peut être le nôtre à une échéance assez rapprochée", estime-t-il. "Tant que le +triple A+ ne risquait pas d'avoir une incidence sur la soupe poireaux-pommes de terre de la ménagère, on n'en parlait pas".
Selon lui, l'intérêt pour la notation cristallise cette inquiétude, même si la notion reste "terriblement abstraite" pour le grand public, comme le niveau de radiation en cas d'incident nucléaire ou l'échelle de magnitude d'un séisme.
"Il n'est pas nécessaire de maîtriser le langage ésotérique pour que ça fasse sens. Ce qui est véhiculé par les médias, c'est qu'un abaissement de la note peut avoir une série de graves conséquences en cascade", relève-t-il. "Ce qui fait parler, c'est l'idée que l'on est peut-être au bord du gouffre".
La note attribuée par les agences de notation financière permet aux Etats d'emprunter dans des conditions plus ou moins favorables pour financer leurs déficits budgétaires.
La France bénéficie d'un "AAA" (ou "triple A"), la meilleure note possible, auprès des trois principales agences de notation, Standard and Poor's, Moody's Investor Service et Fitch Ratings. Mais Moody's s'est donné jusqu'en janvier pour déterminer si la perspective "stable" dont bénéficie cette note est toujours justifiée au vu de la dégradation de la situation économique.
"Quelque chose de jouissif"
Pour la sociologue Isabelle Berrebi-Hoffman, la société française méritocratique est particulièrement sensible au système de notation.
"A l'école, dans le monde du travail comme dans les services publics, les Français sont entourés de dispositifs de notation et d'évaluation", souligne cette chercheuse du CNRS et directrice du Laboratoire inter-disciplinaire pour la sociologie économique (Lise).
Du coup, "il y a quelque chose de jouissif dans le fait que les plus hautes instances du politique sont elles aussi soumises à des notes".
Mais, surtout, l'apparition du "triple A" dans les papotages entre voisins ou dans les allées des marchés, à côté des préoccupations plus habituelles sur la météo ou le dernier match de football, participe d'un "raisonnement magique qu'une bonne note nous protège des maux économiques".
"Ce qui est faux. Avoir de bonnes notes à l'école ne préserve pas du chômage", souligne-t-elle. Et une dégradation par les agences de notation n'a pas forcément de conséquences négatives, fait-elle valoir, rappelant que les conditions d'emprunt des Etats-Unis n'ont pas été affectées par un taux d'intérêt plus sévère après la perte de leur "AAA" début août.
Selon elle, se raccrocher à cette note participe également d'un phénomène de régression infantile pour les Français et de déresponsabilisation, notamment pour les politiques, avec la désignation d'un bouc-émissaire: les marchés, les banques, les agences de notation, etc.
Pour les dirigeants politiques, focaliser l'attention de la population sur la notation est aussi, selon Mme Berrebi-Hoffman, un moyen d'esquiver les sujets plus brûlants comme les questions économiques et sociales posées par la crise, et faire accepter plus aisément les mesures de rigueur adoptées.