Ses cartons à plisser engendrent des trésors de haute couture ou de design et raviraient les adeptes d'origami: à 51 ans, Karen Grigorian, l'un des derniers maîtres plisseurs, a fait le pari de l'indépendance grâce à son savoir-faire unique, en voie de disparition.
Un "choix risqué" mais réalisé "en toute conscience", dit cet artisan d'art, "au moment du rachat par le groupe Chanel de l'atelier familial Gérard Lognon", où il a travaillé 14 ans et dont il a parfait la renommée séculaire de fournisseur des plus belles étoffes plissées de la haute couture.
"C'était un grand groupe avec d'autres exigences et d'autres contraintes qui s'harmonisaient mal avec celles de mon travail", explique cet homme grand au regard attentif qui a créé sa propre entreprise, "Maison du pli", en 2014, avec ses trois enfants: Eugénie, 25 ans, Roudolph, 22 ans, et Elsa, 19 ans.
"Ils m'ont énormément encouragé et nous nous sommes lancés tous ensemble dans l'aventure", un parcours "semé d'embûches", dont il se dit "fier".
Dans son atelier situé sur les hauteurs de Belleville, ses métiers en carton ou moules "plissés soleil", "debout", "couchés", en "accordéons" ou en fleurs, fabriqués à la main, s'apparentent à de magnifiques objets d'art.
Constitués de deux feuilles de carton kraft pliées, entre lesquelles sont ajustés tissus, cuirs et même fils de bronze, ils sont placés dans une étuve à haute température, puis laissés au repos pour donner le temps à la matière de sécher et de prendre sa forme définitive.
Collections de haute couture, maroquinerie de luxe, décors de boutiques, de théâtre ou design: l'atelier répond aux désirs artistiques les plus fous des créateurs qui lui confient leurs croquis et font appel à son ingéniosité, conjuguant règles de géométrie, précision et esthétique.
Arrivé en 1990 d'Arménie en France où ses grand-parents tisserands l'avaient précédé après la Première guerre mondiale, Karen Grigorian a appris le métier "sur le tas", en travaillant pendant dix ans à l'atelier de plissage mécanique Plissé Garbis avant d'entrer aux ateliers Lognon, près de la place Vendôme.
- Innovation -
Des carrés Hermès (PA:HRMS) fabriqués mécaniquement à l'élaboration de métiers manuels, il y a parfait son art, relançant le plissage artisanal à la main après avoir retrouvé d'anciens moules relégués à la cave. Il les a reproduits et en a imaginé de nouveaux qui ont conquis les grandes maisons de couture et de luxe.
Depuis novembre 2015, la Maison Margiela fait appel au précieux plisseur pour ses collections. Plus récemment, il s'est lancé dans la fabrication de prototypes pour Sericyne, jeune société innovante qui produit et transforme de la soie grâce à un procédé révolutionnaire permettant à des vers à soie de filer des formes en deux ou trois dimensions sans fabriquer de cocon.
Karen Grigorian s'est installé dans le XIXe arrondissement en mai 2016 avec l'aide de la mairie de Paris, après avoir longtemps cherché un local dans la capitale en raison du prix élevé des loyers. Hébergé un temps par des amis dont le plumassier Bruno Legeron, il a continué à fournir nombre de créateurs l'ayant suivi dans ses pérégrinations.
"Hormis la paperasse et les banques, trouver un local a été le plus difficile", confesse sa fille aînée Eugénie, qui comme son frère et sa soeur, a consacré toutes ses économies et son temps libre à l'entreprise, en poursuivant ses études supérieures en biologie marine.
"Il y avait des cartons partout à la maison et il était angoissé", se souvient Elsa, la benjamine. "Fascinée par ses idées et ses prototypes", elle mesure le chemin à parcourir avant de savoir "dessiner, tracer, casser le carton et le plier" à l'envi.
Les deux soeurs évoquent avec joie un homme "sans cesse occupé à inventer et à plier", même "pendant les tournois d'échecs" de leur frère. "Pour ne pas stresser", précise l'intéressé.
Il ne se verse aucun salaire et a réinvesti tous ses bénéfices dans du "bon matériel", qu'il a fabriqué sur mesure, pour "être au plus près des souhaits" de ses clients. Un "défi" qui se traduit par "de longues heures de travail passées debout, toute l'année" et dissuade nombre d'apprentis de perpétuer son savoir-faire.
"C'est mon moteur. Je n'ai jamais pensé rentabilité, ça m'aurait empêché d'avancer", dit-il.