Avant, ils s'opposaient poliment entre hétérodoxes et orthodoxes. Mais depuis la rentrée ils se traitent "d'imposteurs", de "négationnistes" ou encore de "charlatans": les économistes français ont fini par déterrer la hache de guerre après huit ans de crise.
Un livre au titre délibérément provocateur a déclenché les hostilités: "Le négationnisme économique", un pavé dans la mare jeté par les économistes français Pierre Cahuc et André Zylberberg, paru en septembre chez Flammarion.
"La réaction a été violente, car nous sommes dans le domaine de la politique", a expliqué à l'AFP M. Cahuc, qui dénonce le "groupuscule" des Economistes atterrés, "qui se revendique comme politisé" - en clair à gauche - et qui conteste notamment les recettes néolibérales défendues par ses rivaux orthodoxes.
Le débat s'est aussitôt enflammé. "Un pamphlet aussi violent dans le ton qu'il est médiocre sur le fond", ont réagi officiellement les Economistes atterrés dans un communiqué.
Et même ceux qui n'étaient pas pointés du doigt directement sont montés sur les barricades, à l'image de l'économiste Thomas Piketty, homme de gauche, qui juge "bête et méchant" le livré écrit par ses confrères.
"Il appelle à se débarrasser des négationnistes. C'est un vocabulaire d'une violence inouïe", a-t-il déclaré à l'AFP.
Le mot "négationniste" ne passe pas chez des économistes qui s'indignent de l'utilisation d'une expression renvoyant à ceux niant l'utilisation des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale.
Une accusation rejetée par MM. Cahuc et Zylberberg. Pour eux, le "négationnisme" est aussi utilisé pour définir les scientifiques qui avaient longtemps nié la nocivité des cigarettes ou ceux qui contestent l'existence du réchauffement climatique.
Selon eux, le terme colle bien au débat économique. Ils appellent à "combattre" ce "fléau" et dénoncent l'"aveuglement d'une grande partie des élites françaises qui vit dans une forme de pensée économique qui relève plus des croyances fantasmagoriques".
"Nous essayons de démonter le discours d'un groupe d'économistes qui a une stratégie qui consiste à disqualifier un certain nombre de chercheurs qui ont des conclusions qui ne sont pas compatibles avec leur stratégie", réplique M. Cahuc.
Les auteurs estiment que l'économie est devenue une science expérimentale qui a produit "des connaissances" et ils appellent à se baser sur les études empiriques existantes, refusant de "se fier uniquement à l'intuition", quand il s'agit de prendre des mesures comme réduire le temps de travail ou baisser les impôts.
- Des attaques ad hominem -
Michel Didier (au centre) de l'institut économique Coe-Rexecode, lors d'un débat sur la crise économique et les politiques monétaires mondiales, à Paris, le 17 octobre 2008
Le ton de leur livre a pourtant gêné des économistes orthodoxes, comme Michel Didier, président de l'institut économique Coe-Rexecode, proche du patronat.
Il déplore les attaques "ad hominem" contre des personnalités influentes de l'industrie, comme Louis Gallois, ancien commissaire général à l'investissement, dont le rapport en 2012 a inspiré le CICE, ou Jean-Louis Beffa, ancien PDG de Saint-Gobain (PA:SGOB).
"Croire que l'on va pouvoir régler tous les problèmes de l'économie mondiale en se focalisant sur des expériences que l'on ne peut faire qu'une fois toutes les x années, c'est quand même nier que l'économie est politique aussi", a-t-il affirmé, interrogé par l'AFP.
Un autre livre prend le contrepied de celui de M. Cahuc et M. Zylberberg. Intitulé "Nouvelles mythologies économiques", il est signé par Eloi Laurent, professeur à Sciences Po et à l'université américaine de Stanford, et sort ce jeudi aux éditions Les liens qui libèrent (L.L.L.).
Il y dénonce la récente "dérive scientiste de l'économie" dont les auteurs du "négationnisme" se font les apôtres.
"En adoptant la mathématique comme langage et la statistique comme élément de preuve, la science économique a perdu en substance, négligeant les enjeux de justice et de long terme au profit d'une recherche monomaniaque de l'efficacité ici et maintenant", regrette-t-il.
Cette controverse entre économistes français amuse le Prix Nobel Joseph Stiglitz. Lors de son récent passage à Paris, il s'est toutefois demandé si la crise n'était pas à l'origine du débat.
"Le débat est peut-être plus passionné en France qu'aux Etats-Unis - parce que les échecs y ont peut-être été plus forts", a-t-il affirmé à l'AFP.