par Emmanuel Jarry
PARIS (Reuters) - Vingt-deux ans après les faits, le procès de l'assassin présumé de Sophie Toscan du Plantier, assassinée une nuit de décembre 1996 en Irlande, s'ouvre lundi devant la cour d'assises de Paris, sans prévenu et sans avocat pour le représenter.
L'affaire, qui garde une grande partie de son mystère, réunit tous les ingrédients d'une série policière.
La victime, retrouvée au matin du 23 décembre en contrebas de sa maison de vacances dans un hameau du Comté de Cork, en tee-shirt et caleçon long mais grosses chaussures aux pieds, massacrée à coups de pierre et de parpaing, est la jeune épouse (39 ans) d'un des plus grands producteurs du cinéma français, Daniel Toscan du Plantier, décédé en 2003.
Le meurtrier présumé, Ian Bailey, qui clame son innocence, est un poète et journaliste anglais raté, affabulateur, alcoolique et violent, installé dans ce coin d'Irlande avec sa compagne, une artiste-peintre galloise, Jules Thomas.
Pour ses avocats irlandais et français, Mes Frank Buttimer et Dominique Tricaud, sa personnalité, ajoutée au fait qu'il a prétendu avoir des informations sur le meurtre, en faisait le coupable idéal aux yeux de la police irlandaise.
"Il a exaspéré tout le monde et il a certainement sa part de responsabilité dans le fait de s'être retrouvé le principal suspect", explique Me Tricaud. "Ce n'est pas un surdoué."
Mais les deux avocats accusent surtout la police irlandaise d'avoir manipulé des témoins et négligé d'autres pistes.
Parmi ces pistes, estiment-ils, un voisin avec lequel la victime avait eu un contentieux - c'est sa femme qui a retrouvé le corps - ou un ancien amant français qui connaissait la maison mais a pu prouver sa présence à Paris le 23 décembre 1993.
"Les enquêteurs irlandais se sont acharnés sur la seule hypothèse de la culpabilité d'Ian Bailey en employant des moyens si douteux qu'ils ont entraîné la démission du ministre de la Justice irlandais", soulignent-ils dans un mémoire.
La justice irlandaise a finalement décidé à deux reprises de ne pas poursuivre Ian Bailey, qui vit toujours au même endroit avec sa compagne et vend des pizzas sur les marchés.
BAILEY, LIBRE EN IRLANDE
La famille de la victime a déposé à Paris une plainte avec constitution de partie civile le 17 janvier 1996 mais la justice française n'a pris véritablement le relais qu'en 2008, avec la transmission par Dublin des éléments de l'enquête irlandaise.
L'Irlande a refusé jusqu'ici de remettre Ian Bailey aux autorités françaises, malgré deux mandats d'arrêt délivrés par la France. Une demande du juge d'instruction français chargé du dossier de l'entendre comme témoin assisté s'est heurtée au même refus.
Ses avocats, pour qui l'innocence de Ian Bailey "ne fait aucun doute", ont annoncé qu'il ne viendrait pas à son procès, où il ne sera pas non plus représenté. "Ni moi ni mon client ne serons présents à cette audience", a ainsi déclaré Me Dominique Tricaud vendredi lors d'une conférence de presse.
Les deux avocats estiment notamment que la justice française "humilie" l'Irlande en ne tenant pas compte de la décision de la justice irlandaise de renoncer à poursuivre leur client.
Ils ont en revanche annoncé leur intention de constituer en Irlande un "tribunal d'opinion" à l'image de celui constitué par les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre pour juger l'intervention américaine au Vietnam. Ils ont assuré que leur client s'engageait à respecter sa décision.
"Ce qui se passe ici n'est pas juste, n'est pas correct. A cause de cela, il n'est pas bon pour mon client de venir ici", a expliqué jeudi Me Frank Buttimer. "La France n'a aucun respect pour notre système de justice."
"Nous pensons qu'une erreur judiciaire est en train de se commettre. Ian Bailey est présumé coupable depuis 22 ans", a renchéri Me Dominique Tricaud, pour qui son client n'a pas une "quelconque chance" devant la cour d'assises de Paris.
Mais pour Me Alain Spilliaert, avocat des parties civiles, Ian Bailey doit être jugé "pour aller au fond des choses" - "C'est une affaire complexe, trop longue, très éprouvante mais qui a le mérite d'avoir avancé", a-t-il dit à Reuters.
Il juge très "frustrante pour la famille" l'absence du prévenu mais estime que s'il est condamné par défaut, la justice française pourra redemander son extradition afin de le faire rejuger par un jury et non par des magistrats professionnels.
Le fils de Sophie Toscan du Plantier, Pierre-Louis Baudey-Vignaud, qui avait 15 ans lors de l'assassinat de sa mère, s'est pour sa part rendu récemment en Irlande pour lancer un appel aux témoins afin qu'ils viennent au procès.
(Edité par Sophie Louet)