Discours de Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, Association d’économie financière, Paris, le 2 février 2017
Introduction
Mesdames et Messieurs,
Je voudrais évoquer ce soir avec vous les perspectives de politique monétaire. Vous le savez, le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) a décidé, en décembre, d’élargir le programme d’achats de titres (asset purchase programme, APP) et d’effectuer des achats mensuels moyens à hauteur de 60 milliards d’euros d’avril à décembre 2017, ou au-delà si nécessaire, et, en tout cas, jusqu’à ce qu’il observe un ajustement durable de l’évolution de l’inflation conforme à son objectif. Cette décision a été confirmée lors de notre réunion de janvier.
L’option retenue de prolonger l’APP s’appuyait sur notre évaluation de l’environnement économique et sur notre analyse de l’ampleur de la relance monétaire requise pour atteindre notre objectif d’inflation. Mais, avant d’examiner ces questions plus en détail, permettez-moi de revenir sur les événements qui se sont produits depuis que la crise a éclaté. Je voudrais notamment rappeler pourquoi des mesures non conventionnelles de politique monétaire se sont avérées indispensables et comment la BCE a fait face à la crise.
Qu’est-ce qui a justifié les mesures non conventionnelles ?
C’est la conjonction de plusieurs facteurs qui nous a contraints à recourir à des mesures non conventionnelles de politique monétaire dans la zone euro. Ces facteurs peuvent globalement être classés en trois catégories : 1) la faible demande intérieure et l’altération du mécanisme de transmission de la politique monétaire due à la crise financière et à la crise des dettes souveraines ; 2) d’autres facteurs pesant sur l’inflation, comme les prix de l’énergie ; 3) la baisse des taux d’intérêt réels d’équilibre.
Atonie de la demande intérieure et altération du mécanisme de transmission de la politique monétaire
Il y a eu, tout d’abord, la crise financière, qui a été particulièrement aigüe à la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers, en septembre 2008. La forte récession qui s’en est suivie dans la zone euro a aggravé le chômage et, en conjonction avec la baisse des prix de l’immobilier, a entraîné d’importantes pertes dans de nombreux systèmes bancaires nationaux.
La crise financière a été accentuée par le lien, parfois qualifié de cercle vicieux, entre les banques et les emprunteurs souverains. L’important excédent de dette publique dans certains pays, résultant en partie du soutien accordé à leur système bancaire, s’est traduit par un net élargissement des écarts de rendements souverains. Les marchés ont alors commencé à tenir compte d’un risque de redénomination, à savoir le risque que certains pays quittent la zone euro pour revenir à leur monnaie national.
Dans le même temps, les avoirs des banques en obligations souveraines ont fait l’objet d’une attention accrue des marchés. Dans la zone euro, les marchés des prêts interbancaires se sont fragmentés et certains systèmes bancaires nationaux n’ont plus eu accès aux marchés de refinancement interbancaire.
La fragmentation du marché interbancaire et la forte hausse des rendements dans plusieurs pays ont détérioré le mécanisme de transmission monétaire et menacé l’unicité de la politique monétaire à travers la zone euro. Le crédit au secteur privé s’est contracté et la zone euro a plongé davantage dans la récession, le chômage atteignant un point haut de plus de 12 % début 2013. Quant à l’écart de production – la différence entre le niveau d’activité économique à un moment et le potentiel à long terme –, il est devenu nettement négatif.
Facteurs supplémentaires pesant sur l’inflation
Au-delà des tensions à la baisse sur l’inflation d’origine interne, d’autres facteurs ont également joué un rôle. Les prix de l’énergie et des autres matières premières ont notamment reculé fortement à partir de la mi-2014. Et l’inflation globale mesurée par l’IPCH est devenue négative en décembre 2014.
Notre mandat consiste à maintenir la stabilité des prix à moyen terme, ce qui nous permet de ne pas toujours devoir prendre des mesures monétaires face à des évolutions de court terme de composantes volatiles de l’indice des prix. En effet, plus d’un an s’écoule entre la prise de décisions de politique monétaire et leur pleine traduction dans les niveaux d’inflation. Or, l’incidence initiale de la variation des prix de l’énergie sur l’inflation annuelle est effacée après un an. Il existe donc un risque réel que toute mesure monétaire ne devienne effective que lorsque le principal effet sur l’inflation globale s’est déjà dissipé. La politique monétaire pourrait par conséquent exacerber la volatilité de l’inflation.
À l’inverse, le risque existe que les fluctuations de l’inflation globale provoquées par une succession de chocs sur les prix de l’énergie s’inscrivent dans les anticipations d’inflation et pèsent sur les négociations salariales. Un écart croissant entre les anticipations d’inflation et notre objectif altère la possibilité pour la politique monétaire d’atteindre cet objectif. Dès lors, la politique monétaire réagit, en règle générale, aux évolutions du prix de l’énergie en faisant abstraction de leurs effets de premier tour, directs, mais en restant vigilante à tout effet de second tour sur les anticipations. La BCE, à ce moment, a été fidèle à cette approche.
Si la récession intérieure et la chute des prix de l’énergie sont les principales raisons de la faible inflation depuis 2014, plusieurs autres facteurs ont également pesé, comme la morosité de la demande mondiale et certaines caractéristiques sectorielles. Je ne m’y attarderai pas aujourd’hui, mais je signale que le Système européen de banques centrales a mené de nombreux travaux de recherche sur ce sujet, dont les résultats ont été publiés la semaine dernière[1].
Baisse des taux d’intérêt d’équilibre
Les économistes utilisent un concept de taux d’intérêt réel d’équilibre, ou de taux naturel. Il s’agit du taux d’intérêt auquel l’activité économique, et donc l’inflation, ne subissent de tensions ni à la hausse, ni à la baisse. De façon générale, lorsque l’inflation dépasse l’objectif recherché, les banques centrales fixent des taux d’intérêt réels à court terme supérieurs au taux naturel afin de la faire baisser. Inversement, quand l’inflation est inférieure à l’objectif, les banques centrales ramènent les taux réels en-dessous du taux naturel.
Si le taux réel d’intérêt d’équilibre est une notion utile permettant de structurer les débats sur la politique monétaire, il n’est pas observable dans le monde réel, et différents modèles de calcul fournissent des résultats divers, ce qui est une source d’incertitude. Ce que ces modèles montrent en revanche avec certitude, c’est que le taux réel d’équilibre a baissé, tant dans la zone euro que dans les autres grandes économies avancées. Il serait même actuellement négatif dans la zone euro, selon certaines estimations[2]. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, les évolutions démographiques et le ralentissement de la productivité comptent parmi les raisons possibles à ce recul[3].
Les taux d’intérêt directeurs doivent suivre cette baisse du taux d’équilibre, sans quoi la politique monétaire serait trop restrictive, ralentirait l’activité et se traduirait par une inflation inférieure à l’objectif.
Comment la BCE a-t-elle réagi face à la crise ?
En gardant ces éléments à l’esprit, je voudrais à présent décrire brièvement la réponse de la BCE à la crise. Nous avons agi, dans le cadre de notre mandat, afin que notre politique soit suffisamment accommodante pour que l’inflation revienne à des niveaux conformes à notre objectif à moyen terme. Nous avons également rétabli le bon fonctionnement du mécanisme de transmission de cette orientation à l’ensemble de la zone euro afin de préserver l’unicité de la politique monétaire.
Pour stimuler l’économie, nous avons, au titre de nos mesures conventionnelles, abaissé progressivement notre principal taux directeur, jusqu’à 0 % en mars 2016. Toutefois, au vu de l’ampleur de la relance nécessaire, conjuguée au taux réel d’équilibre plus bas, cette baisse de taux n’a pas permis de ramener l’inflation vers notre objectif. L’introduction de mesures non conventionnelles s’est donc avérée indispensable.
Nous avons commencé par fournir des indications sur la trajectoire future des taux d’intérêt directeurs, ce que nous avons appelé la forward guidance. Il s’agissait pour nous de communiquer explicitement au marché notre anticipation de taux d’intérêt qui demeureraient stables, ou diminueraient, jusqu’à un retour durable de l’inflation à un niveau conforme à notre objectif. Nous avons ainsi été en mesure d’influencer l’évaluation du marché quant à l’évolution de nos taux d’intérêt, réduisant par là même les taux d’intérêt sur l’ensemble de la courbe. De fait, alors que les économistes parlent volontiers d’un « taux naturel », il existe de nombreux taux d’intérêt influençant les décisions de consommation et d’investissement des entreprises et des ménages.
Nous avons dans un deuxième temps mis en place un programme d’achats d’actifs (APP). Nos achats d’obligations, qu’elles soient garanties ou qu’elles proviennent d’émetteurs souverains ou d’entreprises, nous permettent d’abaisser les taux d’intérêt sur une large gamme d’échéances. Ces taux d’intérêt plus bas encouragent l’emprunt, indirectement par l’intermédiaire des banques ou directement par une émission accrue d’obligations d’entreprises.
En ce qui concerne le mécanisme de transmission, nous sommes passés à des appels d’offres intégralement servis à travers lesquels les banques peuvent obtenir toute la liquidité dont elles ont besoin. Nous avons également adopté des mesures incitant les banques à prêter davantage. Par ailleurs, nous avons réduit le taux d’intérêt sur notre facilité de dépôt, qui est devenu négatif, ce qui signifie que les banques paient pour leurs dépôts de liquidité sur nos comptes. Nous avons, enfin, procédé à une série d’opérations de refinancement à plus long terme ciblées conçues comme un avantage offert aux banques qui accroissent leur encours de prêts.
L’efficacité de notre politique monétaire
Si vous le permettez, je voudrais à présent aborder la situation économique actuelle de la zone euro et ses implications pour les perspectives de politique monétaire. La relance monétaire mise en œuvre par la BCE est une réussite. Elle soutient une reprise généralisée et solide de l’économie de la zone euro.
Depuis début 2015, le PIB de la zone euro a crû fermement chaque trimestre. L’estimation rapide provisoire s’élève à 0,5 % pour le quatrième trimestre 2016; une progression similaire est attendue pour le premier trimestre 2017. Les projections macroéconomiques de décembre établies par les services de l’Eurosystème tablaient sur une croissance du PIB de 1,7 % en 2017 et de 1,6 % en 2018 et 2019.
L’indicateur du climat économique (Economic Sentiment Indicator) a atteint en janvier son plus haut niveau depuis 2011. La confiance s’est renforcée dans l’industrie, les services et chez les ménages, principalement grâce à un plus grand optimisme quant aux évolutions économiques futures. Les nouvelles commandes adressées à l’industrie ont augmenté en novembre, notamment sous l’effet d’une hausse sensible des commandes à l’exportation en 2016. De façon plus générale, l’activité mondiale et les échanges internationaux ont retrouvé un certain dynamisme au second semestre 2016.
Et la reprise a aussi soutenu la croissance de l’emploi dans la zone euro. Le taux de chômage est ainsi retombé à 9,6 % en décembre, le niveau le plus bas depuis mai 2009. Par rapport à la situation d’il y a trois ans, plus de quatre millions d’Européens supplémentaires ont un emploi aujourd’hui.
Certains signes indiquent également que nos mesures de rétablissement du mécanisme de transmission monétaire et de libération du crédit à l’économie portent progressivement leurs fruits. Les taux débiteurs ont diminué régulièrement dans toute la zone euro, tandis que leur dispersion entre les pays s’est réduite[4]. La fourniture de crédits continue de se renforcer. La croissance, en rythme annuel, du crédit aux ménages de la zone euro a atteint 2 % en décembre, le crédit aux entreprises progressant quant à lui de 2,3 %, soit les taux les plus élevés enregistrés depuis plus de quatre ans. La diminution des taux débiteurs et la reprise de l’activité ont favorisé la rentabilité des entreprises, ce qui a entraîné une hausse de leurs investissements.
L’inflation s’est elle aussi accélérée. L’estimation rapide de la hausse annuelle de l’IPCH de la zone euro s’est établie à 1,8 % en janvier, soit 0,7 point de plus que l’estimation finale pour décembre. Mais l’essentiel de cette remontée est due aux prix de l’énergie, l’inflation sous-jacente ressortant de l’estimation rapide étant de 0,9 %, comme en décembre. Comme je le signalais il y a un instant, les responsables monétaires doivent faire abstraction de l’effet de premier tour, direct, des prix de l’énergie sur l’inflation globale et être attentifs aux effets de second tour sur les anticipations d’inflation. Par conséquent, nous traiterons la hausse des cours de l’énergie actuelle de la même manière que nous avons pris en compte de la baisse observée en 2013.
Les anticipations d’inflation à court terme ont également augmenté ces derniers mois, même si elles demeurent inférieures à notre objectif. Les anticipations à long terme, elles, restent solidement ancrées. Sur la base de ces éléments, le Conseil des gouverneurs continue de penser que les taux directeurs devraient rester à leurs niveaux actuels ou à des niveaux plus bas sur une période prolongée, et bien au-delà de l’horizon fixé pour nos achats nets d’actifs.
Perspectives en matière de politique monétaire
De fait, le Conseil signale depuis longtemps qu’il maintiendra un degré approprié de relance monétaire jusqu’à une convergence durable de l’inflation vers notre objectif, à savoir des niveaux d’inflation inférieurs à, mais proches de 2 %. Qu’entendons-nous par « durable » ? Cette notion s’inscrit dans le cadre de notre objectif et a trait à la façon dont nous avons toujours rempli notre mandat. Le président de la BCE a souligné quatre critères lors de la conférence de presse de janvier.
L’inflation doit converger vers notre objectif à moyen terme. Je l’ai dit, l’horizon pertinent pour la politique monétaire est le moyen terme. Nous ne réagissons pas aux fluctuations de court terme, particulièrement quand elles sont liées aux prix de l’énergie et des autres matières premières. La convergence vers notre objectif doit être durable. Une hirondelle ne fait pas le printemps. Nous voulons voir des signes tangibles que l’inflation, une fois revenue à un niveau conforme à notre objectif, s’y maintient.
Le troisième critère est que l’inflation doit s’auto-entretenir. La reprise de l’activité économique s’est progressivement consolidée, mais cette évolution ne s’est pas encore traduite par une accélération pérenne de l’inflation. L’inflation au sein de la zone euro dépend toujours du degré élevé de relance monétaire fournie par la BCE et il serait inopportun de retirer ce soutien alors que la dépendance demeure.
Enfin, quatrièmement, le mandat de la BCE couvre l’ensemble de la zone euro et notre politique en tient compte. Ce qui nous importe est la mesure d’inflation pour la zone euro dans son ensemble, pas les chiffres des différents pays.
Conclusion
Pour conclure, je dirais que l’orientation de la politique monétaire est actuellement appropriée pour assurer un retour de l’inflation vers notre objectif à moyen terme. La reprise au sein de la zone euro est solide, mais l’environnement extérieur reste porteur de risques importants. Nous continuerons, dans les semaines et les mois à venir, de suivre attentivement les évolutions des prix et des coûts afin d’évaluer tout effet de second tour des prix de l’énergie et à quel point l’accélération de l’inflation représente un ajustement durable vers notre objectif.
Je voudrais faire une dernière remarque. Ces dernières années, la croissance dans la zone euro a été fortement soutenue par la politique monétaire. Pourtant, à long terme, la croissance n’est pas déterminée par la politique monétaire, mais par l’innovation et les gains de productivité. Des réformes structurelles s’imposent dans la zone euro et dans chacun des pays participants pour renforcer la capacité de résistance économique aux chocs et pour renforcer la croissance de la productivité. Une croissance plus vive de la productivité entraînera une hausse des taux d’intérêt réel d’équilibre et, ce qui compte davantage, un regain de prospérité pour chacun dans la zone euro.
[1]Cf. Ciccarelli, M. et Osbat, C. (éditeurs), « Low inflation in the euro area: causes and consequences », Occasional Paper Series, n° 181, BCE, 2017, et documents de travail connexes.
[2]Constâncio, V., « The challenge of low real interest rates for monetary policy », conférence donnée lors du Macroeconomics Symposium, Faculté d’économie de l’Université d’Utrecht, 15 juin 2016.
[3]Cœuré, B., « Assessing the implications of negative interest rates », discours prononcé au Yale Financial Crisis Forum, Yale School of Management, New Haven, 28 juillet 2016.
[4]« La transmission des taux directeurs aux taux débiteurs des IFM à l’ère de la politique monétaire non conventionnelle », Bulletin économique, n° 1, 2017, BCE.
Source : Banque centrale européenne