Publié à l'origine sur la Bourse au quotidien.fr
Le retour en grâce de la gestion « value » pourrait bien signifier la fin de l’euphorie à Wall Street, estime Philippe Béchade dans l’une de ces analyses au vitriol dont il a le secret.
Quatrième semaine de hausse consécutive des indices bousiers, et des records qui continuent de pleuvoir à Wall Street ! Le Nasdaq est par ailleurs revenu à la hauteur du Dow Jones et du S&P500, grâce principalement à la « méga-bulle » Tesla (NASDAQ:TSLA). L’action du fabricant californien de voitures électriques a en effet pris 12% sur la semaine, soit un bond de 45% sur un mois qui représente 200 Mds$ de capitalisation supplémentaire.
Après une phase de rééquilibre des portefeuilles durant la semaine du 9 au 13 novembre, les achats se portent de nouveau sur les titres avec les ratios de P/E les plus élevés. A noter aussi que les dix valeurs de croissance les plus performantes depuis la mi-mars affichent un PER moyen de 50, en excluant Tesla et son PER de 1 000.
Un écart sans précédent
Plus généralement, les valeurs de croissance (pas seulement celles du Top 10 susmentionné) ont vu leur PER progresser de 21% depuis le début de l’année, les titres « value », qui se payaient à peine dix fois leurs bénéfices fin octobre, ayant dans le même temps déploré une baisse de leur PER de 37%.
De même, l’écart entre les compartiments « growth » et « value » a culminé à 58% fin octobre, le plus gros différentiel jamais observé, tandis que les actions à fort dividendes ont vu leur PER chuter de 27%.
Beaucoup d’investisseurs qui ont entamé leur carrière autour de l’An 2000 restent convaincus que le pic historique – valeurs de croissance vs valeurs de rendement – a eu lieu lors du sommet de la bulle des « dot.com ». Sauf qu’en 1999, le PER moyen des premières s’était apprécié de 24% alors que celui des valeurs appartenant à « l’ancienne économie » ne s’était tassé que de 5%, soit un différentiel inférieur à 30, mais jugé à juste titre vertigineux à l’époque. Deux ans plus tard, le balancier repartait brutalement en sens inverse, avec respectivement + 24 et – 17 %, d’où un écart de 41%.
La gestion « value » s’est ensuite imposée pendant huit ans, grâce en particulier au soutien des banques, avant que les marchés basculent dans l’ère du « quantitative easing », avec des taux réels négatifs et une surabondance monétaire. Ce « combo » explosif a débouché sur une amplification des leviers spéculatifs et donné lieu à des vagues de rachats de titres massifs.
La « gestion momentum », qui se traduit par une surpondération systématique des valeurs peu exposées aux cycles, a fini par écraser tous les autres modèles, avec une accoutumance aux plus-values rapides et largement déconnectées des profits réels qui a complètement éclipsé la recherche de rendement sur des entreprises qui ont cessé de faire rêver.
Les distorsions de valorisations pour des raisons de plus en plus mécaniques sont justifiées a posteriori par des anticipations de profits futurs de plus en plus délirantes d’ici 2025, 2030 et pourquoi pas le siècle prochain. Avec l’explosion de l’endettement des Etats, nous assistons, il est vrai, au retour des projets d’émissions obligataires à cinquante et même cent ans, comme en 2014 avec Réseaux Ferrés de France et EDF (PA:EDF).
La BCE n’a que faire du facteur risque
Après tout, plus de la moitié des dettes souveraines européennes offrent aujourd’hui des rendements négatifs et le dix ans portugais vient d’atteindre la marque des 0,000% de rendement jeudi dernier. Le même jour, les T-Bonds américains s’établissaient à 0,88%… Autrement dit, une dette notée « BBB » par S&P et « Baa3 » par Moody’s émise en euro se paye beaucoup plus cher qu’une dette « AAA » émise en dollar. Merveilleux !
La seule explication est que l’acheteur (unique) est la BCE, et qu’elle se moque totalement du facteur « risque »… au point de l’abolir. La banque centrale vient de surcroît de s’attaquer au compartiment des émissions corporate avec la même équanimité, alors que c’est contraire à la définition de son mandat, mais à circonstances exceptionnelles, stratégies exceptionnelles.
Le risque de faillite semblant à présent écarté, même les entreprises zombies ne font plus peur et la jauge du « fear & greed » index à Wall Street, qui évalue le sentiment du marché sur une échelle de zéro à cent, le zéro signifiant « peur extrême », a franchi vendredi les 90 points. Ce cas de figure s’était déjà produit deux fois cette année, les 19 février et 2 septembre derniers. Vous connaissez la suite…
Simultanément, nous assistons à la plus grande distorsion des valorisations depuis mars 2000… Le retour à l’équilibre s’était alors opéré dans la souffrance, avec un effondrement des titres hors de prix et une simple baisse des titres les moins chers.
Le retour à la « value » durant la période 2000/2003 a coïncidé avec un pénible retour à la réalité, et c’est pour échapper à la réédition d’un tel scénario que les banques centrales ont décidé dès la mi-mars de transformer ce qui n’était déjà plus qu’une parodie de marché en paradis artificiel à coup de drogue monétaire, ce aussi longtemps que nécessaire, c’est-à-dire éternellement.
Puisqu’il est désormais admis et reconnu qu’un sevrage n’est plus envisageable, c’est donc l’overdose qui guette le système financier. Tout se passe bien jusqu’à ce que le cœur lâche, ce qui semble avoir été le cas fin février. Un cœur artificiel a manifestement été greffé mi-mars, mais aucun patient ne survit très longtemps à ce type d’intervention.
Cela lui permet juste d’avoir un peu de temps pour participer à une dernière fête de famille… mais cette année, avec le Covid, où sont les rires et les chants ?