Ali Duzcu avait pour habitude d'organiser une soirée de fin d'année pour ses employés. Pas cette fois: cet entrepreneur turc installée en Russie n'a pas le coeur à la fête, victime collatérale de la grave crise entre les deux pays.
"Lorsque mes collègues me demandent ce qu'il va nous arriver l'année prochaine, je ne trouve rien à leur répondre car je ne veux pas mentir", explique l'homme d'affaires, dont l'entreprise importe des textiles depuis la Turquie. "Je n'ai absolument pas le coeur à la fête", ajoute-t-il, amer.
Son entreprise souffrait déjà de la crise économique en Russie mais depuis que Moscou a décrété des sanctions contre Ankara après la destruction d'un bombardier russe, Ali dit être confronté à "une quasi mise à mort" de sa société.
L'entrepreneur de 46 ans, originaire de Turquie mais qui a obtenu la nationalité russe et réside en Russie depuis près de 20 ans, est l'un des milliers de Turcs qui se trouvent face à un avenir incertain dans ce qu'ils considèrent souvent comme leur patrie d'adoption.
Depuis que l'aviation turque a abattu un bombardier russe au-dessus de la frontière syrienne fin novembre, les autorités russes ont pris une série de mesures de rétorsion - allant de l'abrogation des facilités de visa à l'embargo alimentaire - à l'encontre de ce pays jusqu'alors considéré comme un partenaire privilégié.
Depuis, des travailleurs turcs ont été expulsés de Russie et des entreprises perquisitionnées par la police, obligeant certaines d'entre elles à suspendre leurs activités.
- 'Tout est perdu' -
Contrairement à certains fruits et légumes turcs (oranges, tomates...) bannis de Russie à partir du 1er janvier, l'industrie textile n'est pas visée directement par les sanctions. Mais le ministre du Commerce et de l'Industrie Denis Mantourov a laissé planer mardi l'idée d'une interdiction des importations de biens de consommation en provenance de Turquie. Un projet en ce sens a été préparé au cas où, a-t-il ajouté.
"Il sera difficile de remplacer les textiles turcs, mais personne ne peut garantir que les autorités n'essaieront pas", s'agace Ali Duzcu dont le commerce souffre déjà de retards aux douanes depuis plusieurs semaines.
L'entrepreneur s'inquiète surtout de la surenchère à laquelle se livre les deux capitales depuis l'incident, avec une atmosphère de plus en plus antiturque dans la société.
Les médias publics russes ont adopté un ton très hostile à la Turquie depuis que Vladimir Poutine a dénoncé un "coup de poignard dans le dos" d'Ankara et accusé son homologue turc Recep Tayyip Erdogan d'être impliqué dans la contrebande de pétrole à laquelle se livre l'organisation État islamique en Syrie.
Selon un sondage de la Public Opinion Foundation réalisé en décembre, 29% des Russes perçoivent les Turcs de manière plus négative qu'avant l'incident. Seul 24% disent aimer le peuple turc.
"Je considère que j'appartiens aux deux pays et c'est douloureux d'entendre toute cette propagande antiturque à la télévision", regrette Bulent Yalin, un autre homme d'affaires turc qui raconte avoir évité de sortir dans la rue dans les jours qui ont suivi la destruction de l'avion russe.
"J'ai le sentiment que tout est perdu. Tous nos plans s'effondrent sous nos yeux", soupire Bulent, qui a trois enfants avec une femme russe mais vit en Russie avec un permis de séjour et non la nationalité.
Sa femme Elena Korjavina a envoyé une lettre au président Vladimir Poutine pour le convaincre que les sanctions touchent avant tout des gens ordinaires. "Je ne veux pas que cette haine continue", s'inquiète-t-elle.
L'entrepreneur Ali Duzcu affirme pour sa part avoir interdit à ses enfants de parler turc en public et dit désormais réfléchir à deux fois avant de révéler ses origines à quelqu'un.
"Je suis en colère contre le gouvernement turc. Je n'ai jamais voté pour Erdogan et la destruction de cet avion a été une erreur meurtrière", lance-t-il. "Mais la Russie ne devrait pas réagir aussi violemment. Elle ne devrait pas provoquer les gens avec des positions nationalistes."