Le procès de la compagnie aérienne irlandaise à bas coûts Ryanair, qui se voit réclamer 10 millions d'euros de dommages-intérêts pour avoir enfreint le droit social français à l'aéroport de Marseille, a permis jeudi de lever le voile sur la gestion "low cost" du personnel navigant.
Le champion du ciel européen, représenté par ses avocats en l'absence de tout dirigeant, a tenté une nouvelle fois d'échapper à l'audience, dont il avait obtenu le renvoi fin janvier, faute de citation à comparaître.
Celle-ci avait pourtant été remise aux autorités irlandaises, d'après le tribunal correctionnel d'Aix-en-Provence, qui dénonce à demi-mot une obstruction irlandaise.
Rebelote jeudi: d'après Me Luc Brossollet, "aucune citation n'a été délivrée à Ryanair et rien dans le dossier ne démontre qu'elle l'a été". "Le tribunal ne peut retenir cette affaire", a renchéri son confrère Marc-Antoine Lévy. En vain: la présidente Véronique Imbert a décidé de poursuivre les débats en joignant les incidents au fond.
Après la condamnation d'easyJet en 2010 pour des faits similaires à Orly, Ryanair est poursuivi pour travail dissimulé, entrave au fonctionnement du comité d'entreprise, à celui des délégués du personnel, à l'exercice du droit syndical, et emploi illicite de personnels navigants (non affiliés au régime complémentaire obligatoire de retraite).
Elle encourt jusqu'à 225.000 euros d'amende et une peine complémentaire allant de l'affichage du jugement à la dissolution de l'entreprise. Les parties civiles - Urssaf, Pôle Emploi, Caisse de retraite du personnel navigant et plusieurs syndicats - lui réclament surtout 9,8 millions d'euros pour avoir mis en oeuvre "une stratégie délibérée de fraude sociale".
A l'origine de l'affaire, la base ouverte à l'hiver 2006-2007 à l'aéroport de Marignane (Bouches-du-Rhône). Ryanair y affecte alors quatre avions et 127 salariés sans déclarer cette activité au registre du commerce, ni à l'Urssaf. Pas plus qu'elle ne remplit de déclaration fiscale en France, ni n'applique à ses employés la législation française du travail.
Pour Ryanair, c'est le droit irlandais qui prévaut en Provence, car elle n'y a pas d'activité pérenne, ses salariés prenant leurs consignes au siège, à Dublin, pour une activité marseillaise temporaire.
L'enquête des gendarmes, déclenchée en 2009 par des plaintes, révèle cependant que la compagnie dispose à Marignane de 300 m2 de locaux, avec des lignes fixes, 95 casiers au nom des salariés - les étiquettes furent remplacées par des numéros avant une perquisition - des sous-traitants et deux cadres reconnus comme supérieurs hiérarchiques. Une surveillance des parkings révèle aussi que les salariés vivent dans la région.
C'était le cas de l'Américain Morgan Fischer, commandant de bord-instructeur basé à Marignane pendant quatre ans. "J'habitais Aix, j'aimais beaucoup ma vie en France", a-t-il raconté à la barre. Il travaillait cinq jours d'affilée, revenant tous les soirs à Marignane, puis se reposait quatre jours, avec un programme de vols défini "un mois à l'avance". Mais payé en Irlande, il s'acquittait de ses impôts là-bas.
C'était le cas aussi des 56 hôtesses et stewards mis à disposition de Ryanair par deux sociétés, Crewlink et Workforce, répertoriées en Irlande comme des organismes de formation. Sans rémunération fixe, on leur versait, de l'autre côté de la Manche, 16,20 euros de l'heure de vol, plus 30 euros par jour d'astreinte à l'aéroport. Avec in fine l'espérance d'une embauche par Ryanair, et le remboursement de leur formation, payée de leur poche.
Pour l'accusation, la compagnie bénéficiait ainsi "d'une main d'oeuvre flexible, bon marché et particulièrement docile et motivée", alors que le droit français aurait dû s'appliquer à tous ces navigants, en vertu d'un décret de 2006 transposant des règlements européens.
Mise en examen fin 2010, Ryanair avait répliqué par un fracassant faux-départ, avec le soutien d'élus locaux, le maire UMP de Marseille Jean-Claude Gaudin en tête. La compagnie fermait sa base mais trois semaines plus tard, elle rouvrait la plupart des lignes en affectant à Marignane deux avions pour la saison estivale, et non toute l'année, contournant ainsi la loi. Et déplaçait sur d'autres bases ses pilotes, dont "un tiers" seraient désormais dépourvus de contrat, exerçant comme "travailleurs indépendants", d'après Me Roland Rappaport, avocat du Syndicat national des pilotes de ligne.
Le procès s'achève vendredi avec réquisitoire et plaidoiries de la défense.