Le vent de la contestation turque n'en finit pas d'inspirer les artistes. Pour sa 13e édition, la biennale d'art contemporain d'Istanbul s'est mise à l'heure de l'actualité politique en revisitant à sa façon la fronde antigouvernementale qui agite toujours le pays.
Sitôt les premiers coups de matraque et tirs de grenades lacrymogènes autour de la place Taksim le 31 mai, de nombreux musiciens, sculpteurs ou écrivains sont venus grossir les rangs des manifestants qui ont défié le Premier ministre islamo-conservateur Recep Tayyip Erdogan.
Pendant les deux semaines de son occupation, le parc Gezi, dont la destruction annoncée a lancé la révolte, a abrité nombre de "happenings" culturels. Puis les fameux "hommes debout", protestataires silencieux et immobiles, et les peintres qui bariolent des couleurs de l'arc-en-ciel les escaliers de la ville ont perpétué le volet créatif de la contestation.
C'est désormais au tour des exposants de la Biennale de prendre le relais en explorant jusqu'au 20 novembre le thème "espace public et liberté d'expression".
Inci Eviner est l'une d'elle. Dans la aula d'une ancienne école grecque, elle anime un atelier d'une trentaine d'étudiants qui créent "en direct" avec leurs mains, leurs gestes ou leurs voix. Le tout autour d'un arbre mort, en référence aux 600 platanes menacés du parc Gezi.
"Après les événements, nous avons posé de nouvelles questions sur le sens de l'espace public", explique Mme Eviner. "Nous avons décidé de créer un espace autonome et libre dans lequel nous pourrions tester une vie en communauté".
Dans l'ancien entrepôt maritime des quais du Bosphore qui accueille l'essentiel des créations, les événements de juin sont eux aussi omniprésents. Dès l'entrée, l'immense photo d'une carrière accueille les visiteurs avec ce slogan sans équivoque: "les manifestations font l'histoire".
Du clip d'un groupe de rappeurs turcs dénonçant les projets d'aménagement urbain du gouvernement aux dessins de l'Allemand Christoph Schäfer sur le rôle des parcs en tant que forums politiques, le ton est délibérément militant.
Et parfaitement assumé par les organisateurs de la Biennale, qui ont renoncé à s'exposer au milieu de la ville pour se replier dans un sanctuaire de cinq espaces clos.
Résistances
"Après Gezi, nous avons décidé qu'il était plus logique de ne pas collaborer avec les autorités", plaide la directrice de la manifestation, Bige Örer, "et donc de nous retirer des espaces publics urbains et de continuer à discuter de nos thèmes dans les seuls lieux d'exposition".
Ce parti-pris partisan a séduit de nombreux artistes. "Auparavant, on pensait engagement et art de façon séparée", note Özge Celikaslan, qui dirige un mouvement d'arts visuels baptisé Koza (le cocon). "On a vu avec Gezi que les deux pouvaient se combiner".
L'effervescence suscitée par les manifestations a attiré au-delà des frontières turques. Venu du Liban, Maxime Rouhani réalise une compilation de photos, dessins et sons récoltés sur les lieux des projets d'aménagement urbain les plus contestés d'Istanbul.
A commencer par le troisième aéroport de la ville, destiné à devenir le plus grand de la planète, qui doit naître au cœur d'un environnement jusque-là préservé.
"Ce livre est une prise de position qui va plus loin qu'un simple cri d'alarme, c'est aussi une façon active de regarder ce lieu", explique le jeune créateur, "le documenter répond aussi à un souci tactique puisqu'on enregistre ce qui s'y passe et qui n'est pas connu de ceux qui habitent à 40 ou 50 km de là".
Conséquence de l'actualité ou pas, le public a répondu présent au message très politique des exposants. En à peine dix jours, la Biennale a déjà accueilli 110.000 visiteurs. Autant que pendant toute son édition 2011.
"Cette exposition est très liée aux événements en cours en Turquie", résume Bige Örer, "elle parle vraiment au public car elle traite de la violente transformation urbaine d'Istanbul, celle qui menace par exemple ce bâtiment".
L'entrepôt qui accueille la Biennale doit bientôt disparaître sous les lames des bulldozers pour céder la place à un hôtel ou un centre commercial. Comme un symbole.