Thi Sieu affirme que sa famille a vécu pendant des générations sur un lopin de terre couvert d'arbres à cajou, jusqu'à ce qu'il lui soit confisqué sans compensation. Une histoire dont elle sait qu'elle se répète un peu partout au Vietnam.
Cette M'nong, une des nombreuses minorités ethniques des Hauts-Plateaux du centre du pays, pleure encore les arbres abattus et les tombes de ses ancêtres détruites en 2011 pour qu'une société privée puisse s'installer, avec l'appui de cadres locaux.
"Ils disaient qu'ils nous frapperaient à mort si nous ne partions pas. Ils ont coupé les arbres. Nous avons tout perdu", explique cette femme de 42 ans à l'AFP.
"La plupart des terres dans notre région appartiennent à ceux qui ont de l'argent, dont beaucoup sont kinhs", ajoute-t-elle, désignant la majorité ethnique vietnamienne qui représente 90% de la population.
Le sujet est source d'une intense crispation. Les terres du pays communiste sont détenues par l'Etat et les droits d'usage sont notoirement opaques, permettant aux responsables locaux et hommes d'affaires peu scrupuleux de saisir ce que bon leur semble, affirment des militants.
Et les Hauts-Plateaux sont plus exposés encore que le reste du pays, depuis que le pouvoir communiste a incité entreprises et particuliers à venir s'y installer pour faire fortune dans la noix de cajou, le café et le caoutchouc.
Selon les chiffres officiels, la région comptait 1,5 million d'habitants en 1975, pour six millions aujourd'hui. "Notre communauté M'nong n'a plus beaucoup de terrain", peste Sieu. "Nous sommes forcés de devenir des ouvriers agricoles".
Derrière ce différend, une vieille cicatrice historique. Beaucoup des minorités de la région ont pris le parti des Américains pendant la guerre du Vietnam. Certains revendiquent l'autonomie, voire l'indépendance avec le soutien de groupes militants en exil.
D'où l'extrême sensibilité du sujet. Les dernières manifestations au milieu des années 2000 ont été durement réprimées et les meneurs sont toujours pourchassés. Huit hommes ont été condamnés à des peines de prison le mois dernier dans un de ces dossiers.
Mais les conflits fonciers ne sont plus réservés aux Hauts-Plateaux. Certains ont réalisé qu'en possédant du terrain proche des villes, ils pourraient "faire beaucoup plus d'argent" que dans le café, estime ainsi Adam Fforde, expert du Vietnam à l'université Victoria, en Australie.
Pour Le Hien Duc, une octogénaire qui travaille sur le sujet depuis les années 1980s, les confiscations sauvages sont devenues "endémiques".
"Les responsables locaux volent les terres des villageois pour leur profit", affirme celle qui a travaillé dans le passé pour le président Ho Chi Minh, père de l'indépendance, relevant que les plaignants n'avaient aucun moyen de faire entendre leur voix.
Les conflits fonciers, 70% des plaintes
Les conflits fonciers représente 70% des plaintes déposées dans le pays. "Les gens sont renvoyés d'un échelon à l'autre - local, district, province. Puis ils vont à Hanoï", résume Duc.
Sieu est allée elle-même trois fois dans la capitale comme tous ces manifestants que l'on voit constamment devant les bâtiments officiels, bravant la pluie, le vent, la chaleur ou la police.
"Ca fait quatre mois que je suis là. La police a essayé de m'évacuer plusieurs fois. (...) Nous ne partirons pas avant qu'ils règlent le problème", promet ainsi Do Thi Ngoc Nguyen, venue de la province de Dong Nai (sud).
Le problème ne fera que s'amplifier lorsque vont expirer cette année les droits d'usage des terres valables 20 ans et auxquels sont soumis de nombreux paysans. Le gouvernement n'a rien dit sur ce qu'il prévoyait de faire.
"Le vol de terres (...) est la cause de toute l'instabilité que l'on voit", estime un chercheur vietnamien sous couvert de l'anonymat. "Les villageois perdent à tous les coups".
De fait, l'opinion est de leur côté. Doan Van Vuon, un pisciculteur, est ainsi devenu un héros populaire en résistant âprement à son éviction l'an passé. Il a été élu "Personnalité de l'année" par un blog vietnamien mais condamné à cinq ans de prison.
Le Thach Ban, 74 ans, paie lui aussi le prix de la rébellion. Il marche avec une canne après avoir été passé à tabac parce qu'il refusait de céder sa terre.
"J'ai eu le foie perforé, des blessures à la tête, trois côtes cassées", dit-il. Mais qu'importe la douleur et les 23 jours d'hospitalisation. "Nous défendrons la terre qui appartenait à nos ancêtres".