Deux jours après le crash d'un bombardier russe abattu par l'aviation turque à la frontière syrienne, la Russie a annoncé jeudi préparer des mesures de rétorsion économique contre Ankara, dont elle a mis en doute la sincérité de l'engagement contre l'organisation Etat islamique (EI).
Des files de camions remplis de pétrole visibles "jusqu'à l'horizon", se dirigeant "jour et nuit vers la Turquie": le président russe Vladimir Poutine a ainsi accusé jeudi soir la Turquie de ne rien faire pour arrêter la contrebande à sa frontière avec l'EI.
"Je peux croire que le gouvernement turc n'est pas au courant. Mais ça ne veut pas dire qu'ils ne doivent pas arrêter" ce trafic, a poursuivi le président russe, assurant que ces camions ne transportaient "pas seulement du pétrole mais du sang", car "les terroristes achètent des armes avec cet argent".
Après avoir joué l'apaisement, le président turc Recep Tayyip Erdogan a à son tour haussé le ton en rejetant les excuses demandées par Vladimir Poutine.
"Ceux qui ont violé notre espace aérien sont ceux qui doivent s'excuser", a déclaré M. Erdogan, tempêtant contre les Russes "calomniateurs" et déplorant que M. Poutine n'ait pas répondu à ses appels téléphoniques.
Le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a pourtant assuré jeudi soir qu'"il n'y a pas eu" de coup de téléphone de M. Erdogan à son homologue russe.
"Nous avons l'impression que les dirigeants turcs conduisent sciemment les relations russo-turques dans l'impasse", avait plus tôt fustigé Vladimir Poutine, qui a, lors de sa conférence de presse avec François Hollande, jugé "absurdes" les affirmations d'Ankara assurant ne pas avoir su que le Su-24 abattu était russe.
Depuis le crash de l'avion russe, premier revers militaire pour la Russie depuis le début de son intervention militaire en Syrie le 30 septembre, Ankara et Moscou assurent vouloir éviter une escalade militaire. Mais les autorités russes ont bien l'intention de recourir à l'arme économique.
Le Premier ministre Dmitri Medvedev a ainsi demandé au gouvernement de préparer dans les deux jours une série de mesures de rétorsions.
Il a laissé entendre que des projets conjoints pourraient être suspendus, les droits de douanes augmentés, les liaisons aériennes restreintes. L'utilisation de la main d'oeuvre turque en Russie pourrait aussi être affectée.
Ces mesures risquent de remettre en cause la construction en cours de la première centrale nucléaire turque à Akkuyu (sud) et d'enterrer le projet de gazoduc TurkStream déjà mal en point, dont Moscou voulait faire la porte d'entrée du gaz russe vers l'Europe du Sud.
- Milliards de dollars en jeu -
Le ministère russe de l'Agriculture a de son côté annoncé un renforcement des contrôles sur les produits agricoles et alimentaires importés de Turquie pour cause de "violations répétées des normes" sanitaires, motif souvent invoqué par la Russie en fonction de ses nécessités géopolitiques.
Les importations turques en Russie ont dépassé trois milliards de dollars sur les trois premiers trimestres 2015, dont 280 millions de dollars pour les tomates.
Selon la presse russe, les douanes inspectent d'ores et déjà toutes les marchandises arrivant de Turquie sans se limiter à la nourriture, entraînant retards et blocages.
Et les Russes se trouvant en Turquie ont été appelés à rentrer en Russie par le ministère des Affaires étrangères, qui a invoqué "l'actuelle menace terroriste en Turquie". Cette annonce pourrait priver la Turquie de plus de trois millions de touristes par an.
Les manifestations de colère se sont aussi multipliées: jets de pierre contre l'ambassade de Turquie à Moscou et d'oeufs contre le consulat turc à Saint-Pétersbourg, projet de loi pour pénaliser la négation du génocide arménien et, selon des médias turcs, visiteurs turcs refoulés à l'aéroport de Moscou.
Ankara a convoqué dans la soirée l'ambassadeur russe pour dénoncer les violences qui ont visé son ambassade et s'inquiéter des "attaques physiques" dont seraient victimes ses représentations et ses entreprises en Russie.
La brouille entre la Russie et la Turquie tombe mal, au moment où le président français François Hollande est en plein marathon diplomatique pour tenter de faire émerger une coalition antijihadiste après les attentats de Paris qui ont fait 130 morts le 13 novembre.
Concernant les circonstances dans lesquelles les chasseurs turcs F-16 ont abattu le Su-24 russe, Moscou et Ankara campent sur leurs versions diamétralement opposées.
Ankara affirme que l'appareil volait dans son espace aérien et qu'il a été averti "dix fois en cinq minutes". Moscou assure qu'il survolait le territoire syrien et n'a pas été prévenu avant d'être touché.
Un des deux pilotes a été tué par des rebelles syriens alors qu'il descendait en parachute. Le second a été récupéré lors d'opérations de sauvetage qui ont coûté la vie à un soldat russe.
Vladimir Poutine a "exclu" que l'aviation turque n'ait pas pu identifier à quel pays appartenait le Su-24 comme l'a affirmé Ankara: "C'est absurde, ce sont des prétextes", a-t-il déclaré jeudi soir au Kremlin dans une conférence de presse commune avec le président François Hollande.