par Alastair Macdonald et Foo Yun Chee
BRUXELLES (Reuters) - La Commission européenne s'en défend. Mais à Bruxelles, des responsables européens le reconnaissent: la décision de condamner cette semaine Apple (NASDAQ:AAPL) à verser 13 milliards d'euros d'arriérés d'impôts au fisc irlandais comporte un aspect très politique.
L'objectif visé, ajoutent-ils, ce n'est pas tant les grandes multinationales américaines et leurs stratégies d'évitement fiscal que les eurosceptiques en plein essor en Europe et qui menacent la construction communautaire.
Officiellement, ainsi que l'a souligné la commissaire à la Concurrence, Margrethe Vestager, il n'y aucun calcul politique derrière l'annonce rendue publique mardi.
D'après la commissaire danoise, l'enquête de la Commission a conclu que "deux rulings fiscaux émis par l'Irlande en faveur d'Apple avaient substantiellement et artificiellement réduit le montant de l'impôt payé par l'entreprise en Irlande depuis 1991".
Ces avantages fiscaux illégaux, ajoute-t-elle, ont permis à Apple "de payer nettement moins d'impôts que les autres sociétés pendant de nombreuses années. En réalité, ce traitement sélectif a permis à Apple de se voir appliquer un taux d'imposition effectif sur les sociétés de 1% sur ses bénéfices européens en 2003, taux qui a diminué jusqu'à 0,005% en 2014."
A Tim Cook, le directeur général d'Apple, qui a dénoncé une "stupidité politique absolue" dans un entretien publié jeudi par le quotidien Irish Independent, Margrethe Vestager a répondu: "C'est une décision qui se fonde sur les faits du dossier."
Mais, souligne la porte-parole de Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, "il ne faut pas confondre politique et politisé".
UN CAS D'ÉCOLE DU "COMBAT CONTRE LE POPULISME"
Depuis son arrivée à la tête de la Commission, il y a deux ans, l'ancien Premier ministre luxembourgeois a fait de la lutte contre l'"évitement fiscal" une de ses priorités.
Alors que l'Europe subit depuis des années une sévère cure d'austérité budgétaire et traverse une crise financière qui a menacé jusqu'à l'existence de la zone euro, l'évasion fiscale est inacceptable aux yeux des électeurs et constitue pour les formations eurosceptiques un axe de campagne de premier ordre.
A l'instar des "Brexiters" britanniques qui l'ont emporté en juin au référendum sur le maintien dans l'UE, des formations comme le Front national en France, le Parti pour la liberté (PVV) aux Pays-Bas ou le Mouvement 5-Etoiles en Italie séduisent de larges fractions de l'électorat en accusant l'UE et la Commission de protéger les grandes entreprises au détriment des peuples.
Marine Le Pen, qui effectuait samedi sa rentrée politique dans la Haute-Marne, a promis en cas de victoire à la présidentielle de 2017 un référendum sur l'appartenance de la France à l'UE. Aux Pays-Bas, où les prochaines législatives sont promis en mars, Geert Wilders milite pour un "Nexit".
"Apple montre comment on combat le populisme", note un haut fonctionnaire européen familier de la stratégie à deux volets de Juncker. D'une part on fait pression en faveur de nouvelles règles d'harmonisation fiscale mondiale. C'est la tâche menée par Pierre Moscovici, le commissaire européen aux Affaires économiques et financières. De l'autre, on sanctionne les pires contrevenants. C'est la mission confiée à la commissaire danoise à la Concurrence, que Juncker appelle son "Rottweiler", ajoute ce responsable.
La condamnation d'Apple a été saluée par Paris et Berlin. "Bravo, monsieur Juncker!", titrait l'éditorial du quotidien Le Monde consacré à la décision. "On a accusé, à juste titre, l'ancien Premier ministre du Luxembourg d'avoir, pendant des années, organisé l'évasion fiscale en Europe. Il la traque aujourd'hui. Il faut saluer le zèle des nouveaux convertis", a poursuivi le journal.
A l'inverse, le gouvernement irlandais a décidé de faire appel de la décision de la Commission. Dublin estime qu'il est de son devoir de protéger un régime fiscal qui a attiré en Irlande un grand nombre d'entreprises multinationales pourvoyeuses d'emploi.
"Le message de l'UE est clair", écrit Juncker dans un document préparé pour le sommet du G20 qui s'ouvre dimanche à Hangzhou, en Chine. "Toutes les entreprises doivent payer leur part. C'est d'abord et avant tout une question d'équité qui a aussi des implications pratiques urgentes. Nous ne pouvons pas laisser tomber nos écoles, nos hôpitaux et nos services publics qui ont besoin de cet argent."
UN MILLIER D'ENQUÊTES EN COURS
Le parcours personnel de Juncker joue également un rôle, lui qui a dirigé pendant dix-neuf ans le gouvernement luxembourgeois, transformant le Grand Duché en centre financier mondial, et qui a dû repousser des appels à la démission quelques semaines à peine après son arrivée à la présidence de la Commission alors que le scandale LuxLeaks révélait les arrangements fiscaux passés entre son pays et des grandes entreprises.
L'affaire, dit-on dans son entourage, l'a galvanisé dans sa volonté déjà affichée de lutter contre l'évitement fiscal.
Celui qui prétend incarner une "Commission politique" pour reconnecter les élites de Bruxelles et les peuples européens redoute que son mandat soit la "dernière chance", selon ses propres termes, de sauver l'Union européenne d'une dislocation.
"C'est politique dans le sens où, si la Commission hiérarchise la répartition de ses ressources, alors à l'évidence l'évasion fiscale et l'évitement fiscal figurent en très haute place sur l'agenda politique", note la Néerlandaise Sophie in 't Veld, numéro deux de l'Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe (ALDE), le groupe des députés centristes au Parlement européen.
D'autres dossiers pourraient suivre, a prévenu Margrethe Vestager, puisque que les 800 fonctionnaires de ses services travaillent sur un millier d'enquêtes concernant les pratiques fiscales d'entreprises et leurs relations avec des gouvernements soucieux d'attirer des investissements.
Amazon (NASDAQ:AMZN) et McDonald's font ainsi l'objet d'enquêtes sur leur fiscalité au Luxembourg tandis que la Commission européenne a ordonné à Starbucks (NASDAQ:SBUX) de reverser 30 millions d'euros à l'Etat néerlandais.
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(Henri-Pierre André pour le service français)