par John Davison et Alaa Marjani
BAGDAD/NADJAF (Reuters) - Les forces de sécurité irakiennes ont tué au moins 45 manifestants jeudi à Nassiria, Nadjaf et Bagdad alors qu'un consulat iranien a été pris d'assaut et incendié, un événement qui pourrait marquer un tournant dans le mouvement de contestation en Irak.
Au moins 29 personnes sont mortes lorsque les forces de sécurité ont ouvert le feu avant l'aube sur des manifestants qui bloquaient un pont à Nassiria, ville du sud du pays à majorité chiite, ont dit des sources médicales et policières, qui font aussi état de dizaines de blessés.
Douze personnes sont mortes à Nadjaf et quatre autres ont été tuées à Bagdad, où les forces de l'ordre ont tiré à balles réelles et en caoutchouc sur des manifestants rassemblés près d'un pont sur le Tigre.
Cette journée du 28 novembre est l'une des plus meurtrières depuis le début de la contestation début octobre.
A Nassiria, des milliers d'habitants sont descendus dans les rues à la nuit tombée, bravant le couvre-feu, afin d'enterrer leurs morts.
Ce mouvement, animé essentiellement par de jeunes Irakiens chiites de Bagdad et du sud du pays, a commencé par des manifestations contre la corruption avant de se transformer en révolte contre des dirigeants considérés comme de simples marionnettes de l'Iran.
A Nadjaf, ville de pèlerinage où siège le puissant clergé chiite irakien, le consulat iranien a été réduit à l'état de ruines calcinées après avoir été pris d'assaut au cours de la nuit de mercredi à jeudi.
Les manifestants ont accusé les autorités de s'être tournées contre leur propre peuple pour défendre l'Iran.
"Toute la police anti-émeute de Nadjaf et les forces de sécurité ont commencé à nous tirer dessus comme si nous étions en train de brûler l'Irak en entier", a dit à Reuters un témoin de l'incendie du consulat.
Un autre manifestant, Ali, a décrit cette attaque comme "un acte de bravoure et une réaction du peuple irakien". "Nous ne voulons pas des Iraniens", a-t-il dit, tout en prédisant des représailles de la part de Téhéran.
L'Iran a fermé un poste-frontière avec l'Irak, à Mehran, pour des raisons de sécurité, a déclaré le directeur du poste à l'agence de presse iranienne Mehr.
Le ministère iranien des Affaires étrangères a réclamé une "réponse ferme" du pouvoir irakien face aux manifestants.
AVERTISSEMENT D'UNE ORGANISATION PARAMILITAIRE
Jusqu'à présent, les autorités irakiennes sont restées inflexibles face à ce soulèvement inédit pour le pouvoir à dominante chiite mis en place après la chute de Saddam Hussein en 2003.
Elles ont laissé les forces de sécurité tirer à balles réelles sur les manifestants, faisant des centaines de morts, tout en avançant des propositions de réformes politiques rejetées par les contestataires comme insignifiantes et superficielles.
Le Premier ministre, Adel Abdoul Mahdi, a rejeté les différents appels à sa démission à la suite de rencontres avec d'autres responsables politiques auxquelles assistait le commandant de la force Al Qods des Gardiens de la révolution iraniens, une unité d'élite dirigeant des forces alliées à l'étranger.
Dans un communiqué, le commandant des Forces de mobilisation populaires (FMP), une organisation rassemblant des groupes paramilitaires dont les plus puissantes factions sont proches de Téhéran, a laissé entendre que les violences de la nuit à Nadjaf constituaient une menace contre le clergé chiite basé dans la ville, en particulier le grand ayatollah Ali al Sistani, plus haut dignitaire chiite d'Irak.
"Nous couperons la main de quiconque tente de s'approcher de Sistani", a dit Abou Mahdi al Mouhandis.
Pour Fanar Haddad, chercheur associé au Middle East Institute de l'université nationale de Singapour, le gouvernement pourrait se servir de l'incendie du consulat iranien pour justifier sa répression.
"Cela envoie un message à l'Iran mais cela joue aussi à l'avantage de personnes comme Mouhandis", a-t-il dit, en jugeant que les forces paramilitaires alliées au gouvernement pourraient utiliser ces violences comme "un prétexte pour sévir et dépeindre ce qu'il s'est passé comme une menace contre Sistani".
Ce dernier a paru apporter son soutien aux manifestants depuis le début du mouvement en appelant les responsables politiques à répondre à la volonté de réformes de la population.
Face à une contestation qu'elles ne parviennent pas à apaiser, les autorités irakiennes ont décidé de mettre en place dans plusieurs provinces des "cellules de crise" pour tenter de rétablir l'ordre, a-t-il été annoncé dans un communiqué militaire. Ces cellules seront dirigées par les gouverneurs provinciaux mais comprendront des officiers militaires qui prendront en charge les forces locales.
(John Davison, Alaa Marjani à Nadjaf et le bureau de Bagdad; version française Jean Terzian, Henri-Pierre André et Bertrand Boucey, édité par Jean-Stéphane Brosse)