par Pascale Denis
PARIS (Reuters) - A l'heure où la croissance devient difficile pour les marques de luxe, le marché de l'occasion explose, porté par de nouveaux modes de consommation, des prix du neuf jugés parfois dissuasifs et l'appétit grandissant de la clientèle asiatique.
Après des années florissantes, le luxe marque le pas, plombé par le ralentissement économique en Chine, la chute du trafic des touristes chinois à Hong Kong, le tassement du marché américain et la quasi-disparition des acheteurs russes et brésiliens aux prises avec la récession.
Les attentats du 13 novembre à Paris ont encore davantage freiné la croissance. Avec la chute des flux touristiques en Europe pendant la cruciale période de Noël - qui compte pour 30% des ventes du secteur - les analystes de Raymond James ont ramené à 2,3% leur estimation de croissance à changes constants pour 2015 et à 2,7% pour 2016, après 8% en moyenne en 2010-2013.
A l'inverse, le marché de l'occasion est en pleine effervescence. Porté par une professionnalisation grandissante et le levier d'internet qui représente aujourd'hui 20% des ventes, il progresse d'environ 5% par an, selon Bain & Co.
Toutes catégories confondues - vêtements, accessoires, montres et joaillerie - le marché est évalué à 19 milliards de dollars (environ 17,6 milliards d'euros). Les accessoires et le prêt-à-porter, dont la part reste encore faible (environ 4,0 milliards de dollars, soit 3,7 milliards d'euros), progressent pour leur part de plus de 5% par an.
"Il répond à une demande en plein essor, celle d'une clientèle qui veut un bon rapport qualité prix sans pour autant renoncer aux grandes marques", commente Claudia D'Arpizio, associée du cabinet de conseil.
De l'avis de nombreux observateurs, les hausses de prix pratiquées chaque année en Europe par les marques comme Louis Vuitton, Chanel ou Gucci ont fini par dissuader une bonne partie de leur clientèle locale.
"Toutes focalisées sur le client chinois, elles ont éloigné les acheteurs européens", estime l'associée de Bain.
MODES DE CONSOMMATION
La décote sur les sacs de seconde main atteint 30% à 50% selon les produits, hormis ceux d'Hermès et certains modèles recherchés de Chanel comme le "Boy", un des best sellers de la marque.
L'explosion du marché tient aussi à l'évolution des modes de consommation et des comportements. Jadis réservée aux magasins de dépôt-vente, la revente d'un accessoire de luxe s'est largement décomplexée, grâce notamment à internet.
"L'approche de la clientèle du luxe a radicalement changé au cours des 15 dernières années", commente Yann Le Floch, fondateur et PDG du site spécialisé InstantLuxe.com.
"Nous sommes passés de la possession à l'utilisation. Les clients achètent avec l'idée qu'ils pourront revendre", dit-il, ajoutant qu'il n'y a même plus "aucun tabou" à s'acheter ou à offrir des produits de luxe de seconde main.
Les sacs acquièrent ainsi, comme les montres où les bijoux, une valeur d'investissement avec une "cote" des prix de l'occasion tandis que le prêt-à-porter a lui aussi le vent en poupe, comme en témoigne le récent rachat d'une participation minoritaire par le fonds Eurazeo (PA:EURA) dans Vestiaire Collective.
Pour Federica Levato, de Bain & Co, "les investisseurs pourraient être de plus en plus attirés par ce marché".
POTENTIEL ASIATIQUE
Si plus de 50% du marché se trouve aujourd'hui en Europe, une vague de nouveaux consommateurs venus d'Asie a émergé depuis 2009-2010 et devrait monter en puissance avec l'évolution rapide de leurs goûts et leur appétit pour des pièces "qui racontent une histoire".
La société Collector Square (N:SQ), spécialiste des sacs, montres et bijoux, vient de signer un partenariat avec le distributeur asiatique Bluebell pour se lancer à Hong Kong.
"Nous serons également présents dès janvier 2016 au Japon", précise Loïc Bocher, directeur général et co-fondateur de la start-up française qui réalise un chiffre d'affaires de 15 millions d'euros et pense atteindre la barre des 100 millions d'ici cinq ans grâce à son expansion en Asie.
Dans le très haut de gamme, chez Artcurial, la clientèle asiatique représente environ 26% des acheteurs de la salle des ventes, contre 8,5% en 2012, souligne Eva Yoko-Gault, en charge des ventes Hermès Vintage.
Preuve de cet engouement continu : les prix ont flambé. Un "Birkin" Hermès en lézard y était adjugé à 14.300 euros en 2012 et un sac du même modèle plus du double (31.250 euros) en 2015.
Des sommets peuvent être atteints, surtout pour les objets uniques comme des sacs Hermès en peaux rares dotés de fermoirs en diamants qui peuvent s'écouler à plus de 70.000 euros.
L'attractivité d'Hermès et la faible disponibilité de ses sacs confèrent à ces produits un statut à part, une valeur d'investissement qui ne se dégradera pas dans le temps.
RISQUE DE BANALISATION
Les marques suivent avec attention l'évolution de ce marché, qui devient aussi une source d'information sur la cote des produits et leur désirabilité, tandis que les acteurs du secteur se défendent de le cannibaliser.
"Nos clients sont ceux qui ne peuvent pas acheter du neuf. Les autres, qui ont les moyens, veulent parfois consommer différemment ou rechercher des pièces "vintage" plus exclusives", commente Yann Le Floch.
Pour Luca Solca, analyste d'Exane BNP Paribas (PA:BNPP), le marché de la seconde main profite plutôt au secteur du luxe en permettant aux vendeurs de financer de nouveaux achats de produits neufs.
Le risque, selon lui, réside dans la banalisation, alors que les marques bataillent pour tenter de préserver leur image d'exclusivité face à une clientèle - notamment asiatique - de plus en plus exigeante en la matière.
(Edité par Jean-Michel Bélot)