par Joice Alves et Josephine Mason
LONDRES (Reuters) - La multiplication des hausses de salaires et des primes exceptionnelles censées soutenir le pouvoir d'achat des salariés inquiète certains investisseurs, qui redoutent une dégradation des profits des entreprises cotées en même temps qu'une récession.
Stellantis et LVMH (EPA:LVMH) font partie des nombreuses sociétés qui ont annoncé ces dernières semaines le versement de primes exceptionnelles afin d'aider leurs salariés à amortir l'impact de l'envolée des prix de l'énergie et des produits alimentaires.
Si ces primes sont relativement faciles à financer pour des multinationales, certains actionnaires sont préoccupés par l'ouverture anticipée des négociations salariales annuelles ou par des revalorisations de salaires généralisées dans certains groupes.
Au Royaume-Uni par exemple, la majorité des acteurs de la grande distribution ont déjà relevé le salaire horaire à deux reprises depuis le début de l'année, tandis qu'en France, Carrefour (EPA:CARR) a proposé une hausse des salaires et une prime exceptionnelle et que Stellantis a avancé à décembre l'ouverture des négociations annuelles initialement prévue début 2023.
En Italie, les syndicats de Stellantis, de Ferrari (NYSE:RACE), d'Iveco et de CNH Industrial, ont annoncé qu'ils réclameraient des augmentations de plus de 8% en 2023 lors des discussions qui s'ouvrent cette semaine.
Et le dossier le plus exemplaire du moment est celui de TotalEnergies, dont la direction a proposé dimanche d'avancer les discussions sur les salaires à condition que les syndicats lèvent le blocage des raffineries à l'arrêt depuis bientôt deux semaines, un mouvement qui perturbe l'approvisionnement en carburants dans une bonne partie de la France.
Le débat sur les salaires s'ajoute donc aux multiples pressions du moment sur les entreprises, de la hausse des coûts de l'énergie et des matières premières à celle des taux d'intérêt, en passant par les perturbations affectant les chaînes d'approvisionnement.
Jusqu'à présent, beaucoup de sociétés sont parvenues à répercuter la hausse de leurs coûts sur les prix facturés à leurs clients. Mais l'avertissement lancé récemment par H&M (ST:HMb), le numéro deux mondial de l'habillement, sur un risque de baisse de la demande suggère que les consommateurs commencent à renâcler face à la valse des étiquettes.
Les analystes et les gérants interrogés par Reuters décrivent déjà un paysage assombri pour les derniers mois de 2022 et évoquent des difficultés croissantes en 2023.
Hani Redha, gérant multi-actifs global chez PineBridge Investments, dit ainsi s'attendre à voir l'Europe basculer dans la récession au quatrième trimestre.
"Cela peut conduire à une chute générale des marges parce qu'à ce moment-là, on ne parlera plus seulement d'une légère pression sur les marges liée aux hausses de salaires", dit-il.
Stephane Ekolo, stratège actions global chez Tradition à Londres, dit quant à lui s'attendre à ce que la période des résultats du troisième trimestre soit rythmée par les avertissements et des performances inférieures aux attentes, ce qui mettrait les cours sous pression.
"Les hausses de salaires ne feront qu'alimenter encore l'inflation au détriment des marges des entreprises, qui restent confrontées à la hausse de leurs coûts", explique-t-il.
L'indice large européen Stoxx 600 affiche déjà une baisse de 20% depuis le début de l'année et se dirige vers sa pire performance annuelle depuis la crise financière de 2008.
Selon Eurostat, les prix à la production des entreprises de la zone euro ont bondi de 43,3% sur un an en août, une hausse plus de deux fois supérieure à celle subie par leurs concurrentes américaines.
La moitié environ des industriels de la région ont revu à la baisse leurs prévisions de marges depuis le début de l'année, estime Bernstein.
Malgré cela, les bénéfices du Stoxx 600 devraient afficher un bond de 32% environ au troisième trimestre par rapport à la même période de l'an dernier selon Refinitiv I/B/E/S, et de 11,8% si l'on exclut de secteur de l'énergie, le plus favorisé par l'envolée des prix du gaz et du pétrole.
Une telle hausse serait supérieure à celle du deuxième trimestre mais en retrait sur celle du troisième trimestre de l'an dernier, dopée par la reprise de l'activité après la levée de la plupart des restrictions sanitaires.
Mais au vu des difficultés du moment, un tel consensus risque d'être trop optimiste, alertent certains analystes. Et au-delà du troisième trimestre, la situation risque de vite se dégrader: la croissance des profits devrait chuter à 19,5% sur les trois derniers mois de l'année et à 1,7% seulement au premier trimestre 2023, toujours selon les données Refinitiv.
La tendance s'inverserait ensuite avec une baisse de 4,4% des profits au deuxième trimestre de l'an prochain, puis de 3,8% au troisième.
Il est difficile à ce stade de prédire l'ampleur des hausses de salaires en vue en 2023 mais elle sera probablement bien supérieure aux chiffres des dernières années.
Katharina Koenz, économiste senior d'Oxford Economics, estime que les négociations annuelles aboutiront à une hausse moyenne de 4% à 5%. Une fourchette élevée mais inférieure à l'inflation, ce qui implique une dégradation du pouvoir d'achat des salariés et donc un risque d'érosion de la consommation.
Pour l'instant, Florian Ielpo, gérant multi-actifs de Lombard Odier Investment Managers, estime que les marchés, préoccupés avant tout par la hausse des taux d'intérêt, négligent le double risque de l'inflation (y compris salariale) et de la dégradation de la demande.
"Pour l'instant, les actions n'ont pas intégré le risque d'une baisse des bénéfices (...) La seule chose qui a été intégrée, c'est la hausse des taux, pas la baisse de la demande."
(Reportage Josephine Mason et Joice Alves, version française Marc Angrand, édité par SophieLouet)