Une amende en lieu et place d'un éventuel procès: c'est l'alternative qui pourrait bientôt être proposée aux entreprises françaises mises en cause dans des affaires de corruption à l'étranger. Une "révolution" voulue au nom de l'efficacité, mais qui suscite des réticences chez les magistrats.
Le dispositif, dit de "convention de compensation d'intérêt public" (CCIP) ou de "transaction pénale", est l'une des mesures phares du projet de loi sur la transparence de la vie économique, qui doit être transmis cette semaine au Conseil d’État.
Il s'agit de "lutter plus efficacement contre la corruption", en "introduisant dans le droit français une possibilité de transaction entre le parquet, c'est-à-dire l'État, et les grandes entreprises soupçonnées de corruption", explique Antoinette Gutierrez-Crespin, du cabinet d'audit EY.
Autrement dit: permettre aux entreprises mises en cause de s'éviter une condamnation pénale en s'acquittant d'une amende - qui serait plafonnée, selon le texte du projet de loi, à 30% de leur chiffre d'affaires moyen sur les trois dernières années.
"Ce serait une petite révolution", reconnaît Daniel Lebègue, président de l'ONG Transparency International France, qui milite depuis des années pour l'introduction en France d'un tel dispositif, fréquemment utilisé aux États-Unis (Deferred Prosecution Agreement), mais aussi au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Pays-Bas.
Une procédure de "plaider-coupable" a certes été introduite dans le droit français en 2004, avec la "comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité" (CRPC). Mais ce système, qui entraîne une réduction de peine, ne permet pas d'échapper aux poursuites pénales, et n'est donc pas utilisé par les entreprises.
"La France a des règles et des procédures qui sont longues et complexes: en moyenne, pour juger un dossier de corruption, c'est 10 ans", rappelle Daniel Lebègue, qui considère ce système comme "inadapté".
La justice française, de fait, n'a prononcé aucune condamnation pour des faits de corruption d'agents publics étrangers au cours des quinze dernières années. "Dans le même temps, plus d'une centaine de sanctions ont été prises aux États-Unis, une cinquantaine en Allemagne, une trentaine au Royaume-Uni", énumère M. Lebègue.
- 'Justice à deux vitesses'? -
"La France est en retard. Il est nécessaire que les procédures soient alignées sur les standards internationaux", estime Antoinette Gutierrez-Crespin.
Un avis partagé par le directeur général du Medef, Michel Guilbaud, qui juge le projet Sapin II "globalement positif", même si "le plafond de 30% du chiffre d'affaires semble très élevé". "En France, on a des délais extrêmement longs, c'est un problème. On a besoin de plus de clarté", estime-t-il.
Car rien n'est pire pour une entreprise que ces périodes d'incertitude, avec à la clé un possible procès, lourd en terme de réputation. "Les entreprises savent qu'elles doivent rendre des comptes. Si ce n'est pas en France, ce sera à l'étranger", souligne M. Guilbaud, qui juge "préférable" une procédure dans l'Hexagone.
Le dispositif, pourtant, suscite des réticences. "La transaction ne permettra en réalité aucune punition (...) Moyennant finances, les grands entreprises corruptrices échapperont à toute sanction", estime ainsi l'association Anticor.
"Le risque, c'est d'aboutir à une justice à deux vitesses", abonde Olivier Janson, de l'Union syndicale des magistrats (USM). "On aurait un ovni juridique, avec des faits gravissimes traités au premier degré de réponse pénale."
Selon le magistrat, partisan d'une approche médiane, reposant sur une "CRPC aménagée", des évolutions importantes ont déjà eu lieu en 2014 avec la création d'un parquet national financier. "Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est plus de moyens pour les services d'enquête. Les instruments sont là, il faut les perfectionner", estime-t-il.
Pour ne pas être accusé de privilégier les entreprises, Bercy a prévu, dans son projet de loi, d'encadrer strictement la procédure. La transaction, proposée par le procureur, devra ainsi être validée par un juge du siège, lors d'une audience publique, et n'empêchera pas d'éventuelles poursuites contre le dirigeant en tort.
Surtout, le procureur pourra imposer à l'entreprise fautive un programme de surveillance, dit de "conformité", avec systèmes d'alerte, de formation des personnels et des audits pour éviter la récidive, sur une durée pouvant aller jusqu'à trois ans.
"Ça va pousser les entreprises à renforcer leur dispositif de prévention", estime Antoinette Gutierrez-Crespin, qui loue les "vertus pédagogiques" de ces mesures d'accompagnement.