Le jour le plus noir de l'armée française, jour oublié

Publié le 22/08/2014 08:59
Le jour le plus noir de l'armée française, jour oublié

par Alexandria Sage

ROSSIGNOL Belgique (Reuters) - La date du 22 août 1914 a peu d'écho dans la mémoire collective et ne donne lieu qu'à une poignée de cérémonies, en comparaison avec Verdun ou la Bataille de la Marne. Elle marque pourtant le jour le plus meurtrier de l'histoire de l'armée française.

Dans les jours qui suivirent le déclenchement de la Première Guerre mondiale, fin juillet 1914, eut lieu sur le front Ouest la relativement méconnue Bataille des frontières qui fit, sur la seule journée du 22 août, 27.000 morts dans les rangs français.

Partis à l'offensive avec leurs baïonnettes et interdits de battre en retraite, les hommes qui gisent dans le village belge de Rossignol et les localités alentour périrent sous les feux des soldats allemands qui attendaient de cueillir l'ennemi.

Les raisons de ce désastre un peu occulté sont multiples. "Le commandement, la topographie, la tactique, tout", énumère Jean-Michel Steg, qui évoque cette quinzaine de fronts ouverts de l'Alsace à l'ouest de la Belgique dans un livre, "Le jour le plus meurtrier de l'histoire de France".

"Ça a été une formation accélérée aux tactiques de combat du XXe siècle pour l'armée française", estime-t-il. "Ils rêvaient encore d'Austerlitz (une victoire de la cavalerie napoléonienne en 1805, ndlr) et ont trouvé un autre monde. Ils se sont heurtés à la réalité."

"TAILLÉS EN PIÈCES"

A Rossignol, village aux confins des frontières française et luxembourgeoise, considéré comme l'épicentre de cette bataille, deux régiments d'élite de l'infanterie coloniale lancés vers le nord pour percer les lignes allemandes furent décimés.

Engagés dans des charges désespérées, la plupart des soldats tombèrent sous les rafales de mitrailleuses allemandes.

"Ils sont expérimentés, ils ont déjà été mis à l'épreuve et pourtant ils vont être taillés en pièces ici, dans la forêt. C'est pour ça que Rossignol est la bataille la plus marquante", rappelle Rémy Pierlot, de la fondation MERCi, qui oeuvre pour la mémoire et organise des visites guidées dans la région.

Les troupes françaises furent victimes d'une accumulation d'éléments contraires: d'abord la présence inattendue de régiments allemands censés ne pas arriver avant le lendemain et dont l'artillerie s'avère bien positionnée.

Ensuite un terrain forestier difficile et inconnu, au point que certains officiers n'avaient pas de carte des environs, un épais brouillard et des pantalons rouges qui faisaient des Français des cibles parfaites face aux Allemands camouflés.

Elles payèrent surtout le tribut de l'intransigeance de leur hiérarchie, partisane d'attaques à découvert déraisonnables.

"Ces gens-là sont en retard d'une guerre", juge aujourd'hui Jean Dauphin, qui s'occupe d'un musée sur la guerre dans la région à Latour, à quelques kilomètres.

"Il y avait aussi cet esprit d'offensive chez les Français, donc on avance et à un moment donné, (le général Joseph) Joffre a dit: 'il faut passer, quel que soit le prix'. Le prix, c'est une génération de Français, la fin d'une génération de jeunes types de 20 ans."

Après trois heures de combat, le champ de bataille était déjà couvert des corps sans vie de soldats de deux régiments, mais les assauts se poursuivaient, dit encore Jean-Michel Steg.

"A la quatrième ou cinquième tentative, vous deviez sans doute courir sur les corps de vos camarades. C'est incroyable ce qu'ont fait ces gars. C'était l'enfer."

Les pertes françaises, ce jour-là, équivalent à la moitié du total des morts américains durant les seize années de la guerre du Vietnam. Elles sont aussi supérieures aux 20.000 Britanniques tués le 1er juillet 1916 dans la Bataille de la Somme.

CIVILS MASSACRÉS

Le paradoxe, souligne l'auteur Jean-Michel Steg, est que la Grande-Bretagne se souvient, quand la France tend à oublier.

Les habitants de la région, eux, entretiennent le souvenir car la Bataille des frontières fut aussi le théâtre de massacres de civils, pour lesquels ont été dressés de nombreux monuments.

Après la bataille de Rossignol, 108 villageois furent arrêtés chez eux, emmenés à Arlon et exécutés. Et l'histoire s'est répétée, de village en village.

"Joseph Barras, c'était mon grand-père", dit Marie-Thérèse Pipeaux en pointant l'index vers le monument où les noms de 50 personnes tuées par les Allemands ont été gravés à Anloy, un "village-martyr" parmi la trentaine de la région.

Le nom d'Eveline Godfain, âgée de 15 mois en août 1914, y figure également. "Elle était dans les bras de son père", dit Marie-Thérèse Pipeaux.

Des habitants de la région sont morts par centaines dans cette région à mesure que l'armée allemande, redoutant les sabotages, s'en prenait aux civils, puis incendiait et pillait les villages. Une trentaine ont été visés durant les seules journées des 22 et 23 août, selon Jean-Michel Steg.

Jean Dauphin, 90 ans, a perdu deux oncles et deux cousins dans le massacre de Latour, où tous les hommes ont été exécutés. Dans sa jeunesse, les veuves lui ont demandé d'être le gardien de leurs souvenirs.

Il s'y est attaché et a aussi aidé les familles françaises à retrouver les sépultures de leurs proches tués dans les combats. La France lui a décerné, en 2011, la Légion d'honneur.

Les tombes restent alignées comme au cimetière militaire du Plateau, à Rossignol. Henri de Vibraye, Pierre Bellamy, Charles Patre sont quelques-uns des noms inscrits sur les pierres couvertes de mousse, à l'ombre d'arbres immenses.

Chacune porte la date du 22 août 1914.

(Gregory Blachier pour le service français, édité par Yves Clarisse)

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