par Sophie Louet
PARIS (Reuters) - La France a reconnu mercredi que des missiles américains Javelin saisis par les forces gouvernementales libyennes dans un camp de combattants pro-Haftar au sud-ouest de Tripoli appartenaient à ses forces armées, tout en soulignant que ces munitions étaient "hors d'usage" et qu'elles n'avaient fait l'objet d'aucune vente ou cession en violation de l'embargo de l'Onu sur les armes.
La révélation est embarrassante pour les autorités françaises, accusées de jouer double jeu en Libye et critiquées par le Premier ministre Fayez al Sarraj pour leur positionnement "ambigu" envers son rival, le maréchal Khalifa Haftar.
Affichant sa volonté de transparence dans une rare déclaration officielle, la France se voit contrainte de révéler dans le même temps le maintien de forces spéciales sur le territoire libyen, une première depuis le lancement de l'offensive des forces pro-Haftar sur Tripoli, début avril.
Le New York Times a révélé mardi que quatre missiles anti-char Javelin, achetés par la France aux Etats-Unis, avaient été retrouvés fin juin à Gharyan, ville à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Tripoli conquise en avril par l'armée nationale libyenne (ANL), dont son chef voulait faire une base arrière pour son projet de conquête de la capitale.
Le maréchal Haftar, homme fort de l'Est libyen, a lancé début avril une opération militaire pour la "libération" de l'ouest du pays et de Tripoli contrôlés par le gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez al Sarraj, seul organe exécutif reconnu par la communauté internationale depuis 2015. Selon l'Onu, les affrontements ont fait un millier de morts depuis début avril, dont une centaine de civils.
"ENDOMMAGÉES ET HORS D'USAGE"
Surpris par une attaque-éclair des troupes du GNA sur Gharyan, les combattants pro-Haftar avaient abandonné fin juin dans leur fuite des armes et des munitions. Les troupes gouvernementales avaient publié sur les réseaux sociaux des photos de leurs saisies, notamment des missiles Javelin sur lesquels était écrit en anglais "Forces armées des Emirats arabes unis". Le maréchal Haftar se prévaut du soutien de l'Egypte et des Emirats arabes unis, notamment.
Les Etats-Unis avaient alors annoncé l'ouverture d'une enquête pour déterminer la provenance de ces missiles.
Le Conseil de sécurité de l'Onu a renouvelé le 10 juin pour un an l'embargo sur les armes en Libye. Depuis le début de l'offensive des pro-Haftar, le comité d'experts chargé de contrôler l'embargo a signalé des transferts d'armes.
Le Javelin est un lance-missiles anti-char portable développé par Raytheon et Lockheed Martin dont le coût de production à l'unité est de l'ordre de 78.000 dollars. Ces armes équipent de nombreuses armées dans le monde et la France en avait commandé 296 en 2010 pour ses forces déployées en Afghanistan.
Selon le New York Times, l'enquête américaine a conclu à l'origine française des quatre missiles découverts à Gharyan.
"Les missiles Javelin trouvés à Gharyan appartiennent effectivement aux armées françaises, qui les avaient achetés aux Etats-Unis. Nous l'avons confirmé à nos partenaires américains", a déclaré le ministère français des Armées.
"Endommagées et hors d'usage, ces munitions étaient temporairement stockées dans un dépôt en vue de leur destruction. Elles n'ont pas été transférées à des forces locales", a-t-il ajouté. On se refuse au ministère à préciser où ces armes avaient été stockées.
LE PRÉCÉDENT DE 2016
Ces armes, dit-on toutefois, "étaient destinées à l'autoprotection d'un détachement français déployé à des fins de renseignement en matière de contre-terrorisme".
On fait valoir au ministère que la France "soutient depuis longtemps la lutte de toutes les forces régulières engagées contre le terrorisme, en Libye, aussi bien en Tripolitaine qu'en Cyrénaïque, et plus largement au Sahel". "Il n'a jamais été question ni de vendre, ni de céder, ni de prêter ou de transférer ces munitions à quiconque en Libye", souligne-t-on.
En juillet 2016, la mort de trois membres du renseignement extérieur français (DGSE) dans l'accident d'un hélicoptère dans la région de Benghazi, fief d'Haftar, avait révélé au grand jour la stratégie de lutte antiterroriste française en Libye, suscitant les premières accusations de "duplicité" de la part des autorités légales de Tripoli.
"Ce qui s'est passé à Gharyan est semblable. La débâcle des Javelin suggère très probablement la présence d'officiers de la DGSE avec l'ANL", estime Jalel Harchaoui, chercheur spécialisé dans la Libye à l'institut Clingendaelorg, à La Haye.
"Cela montre aussi, eu égard à la sophistication et au coût élevé de ces missiles, que les officiers français se tenaient probablement prêts à engager une action militaire dans des circonstances données, qu'ils ne prodiguaient pas seulement leurs conseils."
(Avec John Irish, édité par Yves Clarisse)