Dans les allées du multicentenaire Grand bazar d'Istanbul, le commerce bat son plein. Marchandises, cris et verres de thé fumants s'échangent au milieu de nuées de touristes, loin du bruit et de la fureur de la campagne des élections législatives de dimanche.
Mais des arrière-boutiques s'échappe un inédit fumet de colère. Sa cible ? Le Parti de la justice et du développement (AKP) et l'actuel président Recep Tayyip Erdogan, illustration de la crise de confiance que traverse le régime islamo-conservateur après treize ans de règne sans partage à la tête de la Turquie.
Le Grand bazar, ses 400 boutiques et ses 20.000 salariés ont longtemps été considérés comme une place forte du parti au pouvoir. Aujourd'hui, elle est clairement menacé.
"J'ai toujours voté pour l'AKP mais il est temps de changer. Ils sont au pouvoir depuis trop longtemps. Ils sont au bout du rouleau", juge Huseyin Kaya, patron depuis plus de vingt ans d'un petit atelier de fabrication d'objets en argent.
"L'économie ne va pas bien, nos affaires non plus", dit-il, "j'ai acheté des dizaines de milliers de dollars de marchandises, j'ai des dettes que je ne peux pas rembourser".
Depuis son arrivée aux commandes du pays à la faveur d'une grave crise financière, le gouvernement actuel a connu une période de forte activité économique qui a profité à la population et nourri ses succès électoraux, malgré quelques affaires retentissantes de corruption et la fronde populaire de Gezi il y a deux ans.
La page de ce "grand bond en avant" semble aujourd'hui définitivement tournée. De près de 9%, la croissance a lourdement chuté à 2,9% l'an dernier, l'inflation reste élevée (8%) et le chômage a retrouvé son plus haut niveau depuis cinq ans.
Les effets de ce ralentissement n'ont pas épargné le Grand bazar, dont les vendeurs s'inquiètent des projets de reconversion de leurs propriétaires.
Le mois dernier, ses rues ont été le théâtre de rares protestations contre un ordre d'évacuation immédiate de 80 boutiques. Leurs occupants se sont enfermés dans leurs échoppes, contraignant la police antiémeute à intervenir.
- "Craché à la figure" -
Certains soupçonnent la municipalité du district de Fatih, dirigée par l'AKP, d'avoir reloué leurs magasins à un seul locataire anonyme afin de "couvrir les coûts de restauration" du bâtiment, dont les toits ont été malmenés par le tournage de la fameuse poursuite à moto du dernier épisode de James Bond en 2011.
D'autres accusent les autorités de vouloir transformer leurs boutiques en hôtel de luxe dans le cadre d'un ambition projet de développement.
"Le gouvernement nous a craché à la figure", s'emporte Mustafa Kahraman, un vendeur de textiles. "Je ne crois plus en lui et je ne voterai pas pour l'AKP", rouspète-t-il, "ils ont clairement démontré qu'ils servaient en priorité les riches et les puissants".
Membre de l'association des marchands du Grand bazar, Huseyin Kaya est tout aussi remonté contre "ceux du gouvernement".
"Ils ne s'intéressent qu'à l'argent. On se demande ce qu'ils n'ont pas encore vendu", s'offusque-t-il. "Les gens de notre communauté votaient pour eux quand ils défendaient quelque chose. Mais ils tiennent les rênes depuis trop longtemps. Leur corruption et leur comportement antidémocratique ont éclaté au grand jour".
Comme d'autres observateurs, l'économiste Mustafa Dönmez pronostique que ces électeurs longtemps acquis à la cause de l'AKP ne voteront plus pour lui le 7 juin.
"Le taux de croissance actuel ne suffira pas à créer des emplois pour leurs enfants", analyse-t-il, "quand l'économie commence à patiner, ils commencent à se demander si le gouvernement n'est pas corrompu (...) et si leurs libertés ne sont pas menacées".
Les dernières enquêtes d'opinion, à manipuler avec précaution, s'accordent à prédire un fort recul du score de l'AKP, qui avait frôlé la barre des 50% lors des dernières élections générales de 2011. Les plus pessimistes jugent même qu'il pourrait être contraint à former une coalition, faute de majorité absolue.
Selvi Grey, lui, promet qu'il ne partira pas. Ce vendeur de souvenirs soutient M. Erdogan et son projet de "présidentialisation" de la Constitution.
"Nous devons une gratitude éternelle à Erdogan, qui a travaillé sans relâche pour rendre nos vies meilleures", estime-t-il, "et je suis persuadé que la Turquie se porterait bien mieux avec un président plus fort".