par Paul Carrel et John O'Donnell
FRANCFORT (Reuters) - La Banque centrale européenne (BCE) a franchi jeudi l'étape ultime en matière de politique monétaire en lançant un programme de rachats d'obligations d'Etat qui lui permettra d'injecter des centaines de milliards d'euros dans le système financier de la zone euro pour tenter de relancer le crédit et l'activité.
Cette politique d'assouplissement quantitatif ("quantitative easing", QE) débutera en mars et s'achèvera en septembre 2016, en dépit des réticences exprimées par certains pays, Allemagne en tête.
Avec les mesures déjà prises de rachats de titres privés et de crédit bon marché accordé aux banques, la BCE injectera désormais 60 milliards d'euros dans l'économie chaque mois, a précisé Mario Draghi, le président de la BCE.
D'ici fin septembre 2016, la BCE, qui a en outre maintenu jeudi ses taux d'intérêt à des plus bas records, aura ainsi créé plus de 1.000 milliards d'euros de monnaie supplémentaire, ramenant la taille de son bilan à son niveau du début 2012.
"Dans le cadre de ce programme étendu, les achats mensuels de titres des secteurs public et privé se monteront à 60 milliards d'euros", a dit Mario Draghi. "Il est prévu qu'ils soient conduits jusqu'à la fin septembre 2016 et (...), quoi qu'il en soit, jusqu'à ce que nous constations un ajustement durable de la trajectoire d'inflation conforme à notre objectif d'atteindre des taux d'inflation inférieurs à mais proches de 2% à moyen terme."
Les achats seront réalisés par les banques centrales nationales, à proportion de leur participation au capital de la BCE, et seront coordonnés par l'institut de Francfort lui-même. L'essentiel du risque lié à la détention des titres rachetés sera donc assumé par chaque banque centrale et non pas mutualisé.
LES MARCHÉS SALUENT LA NOUVELLE
Bien que largement attendue, cette annonce, après une brève période de flottement, a fait monter les grandes Bourses européennes, reculer l'euro, qui a atteint un plus bas plus de 11 ans à 1,1405 dollar, et entraîné à la baisse les rendements des obligations d'Etat des pays de la zone euro.
Les rendements à 10 ans des obligations souveraines de la France, de l'Italie, de l'Espagne, du Portugal ou encore de l'Allemagne ont touché de nouveaux plus bas historiques, à 0,377% pour cette dernière. Pour la France, le coût de l'emprunt à 10 ans a reculé à 0,588%.
La Bourse de Paris a gagné 1,52% à 4.552,80 points, sont plus haut niveau de clôture depuis juin, et l'indice européen FTSEurofirst 300 a pris 1,56% à un pic de sept ans.
En se lançant dans le QE, la BCE emboîte le pas à la Réserve fédérale américaine, à la Banque d'Angleterre et à la Banque du Japon, qui ont déjà utilisé cette arme ces dernières années. Le contexte de la zone euro étant particulier, avec des coûts de l'emprunt et une monnaie déjà faibles, certains doutent toutefois de l'efficacité des mesures prises par la BCE.
Mario Draghi a souligné qu'une large majorité s'était dégagée au sein du Conseil des gouverneurs pour adopter une telle politique, à tel point qu'un vote n'a pas été nécessaire.
Le président de la BCE n'a pas précisé quelles étaient les voix dissonantes mais Jens Weidmann, le président de la Bundesbank, n'a jamais caché son opposition au rachat de dettes souveraines, porteur à ses yeux de risque pour le contribuable allemand.
MERKEL INSISTE SUR LES RÉFORMES POLITIQUES
L'Allemagne, qui n'est toutefois pas la seule dans ce cas, craint que cela n'incite certains pays à relâcher leurs efforts pour renforcer la compétitivité de leur économie.
Alors même que Mario Draghi annonçait des rachats d'obligations d'Etat, la chancelière allemande Angela Merkel déclarait au Forum économique de Davos: "Quoi que fasse la BCE, cela ne doit pas éclipser le fait que les véritables soutiens à la croissance doivent provenir des conditions créées par les responsables politiques."
"Ce qui est important à mes yeux est que (les responsables politiques) agissent avec encore plus de détermination pour régler les problèmes, plutôt que de penser qu'en gagnant du temps par le biais d'autres mesures, nous pourrions oublier les réformes structurelles", a-t-elle ajouté.
Un avocat allemand en pointe dans la dénonciation des plans d'aide aux pays en difficulté de la zone euro a d'ores et déjà annoncé qu'il préparait une action en justice contre le programme annoncé jeudi par la BCE.
La Grèce et Chypre, qui bénéficient de tels plans d'aide, seront éligibles au programme de rachats de dettes souveraines mais à des conditions plus strictes.
Des élections législatives anticipées sont prévues dimanche en Grèce et le parti de gauche Syriza, hostile aux politiques d'austérité, est en tête des intentions de vote.
L'anticipation du lancement d'un QE a déjà eu des répercussions internationales: elle a poussé la Banque nationale suisse (BNS) à abandonner la semaine dernière le cours plancher du franc face à la monnaie unique, en vigueur depuis trois ans, qui a provoqué une flambée immédiate du franc suisse.
Dans son sillage, la banque centrale danoise a abaissé lundi ses taux directeurs pour freiner l'appréciation de la couronne, arrimée à l'euro, et elle a récidivé jeudi, quelques instants après l'annonce de la BCE.
(Wilfrid Exbrayat et Bertrand Boucey pour le service français, édité par Marc Angrand)