La technique d'édition du génome, très prometteuse pour ses applications possibles notamment dans le domaine de la santé, est au coeur d'une féroce bataille de brevets aux lourds enjeux financiers.
Elle oppose d'une part l'Américaine Jennifer Doudna de l'Université de Californie à Berkeley, associée à la Française Emmanuelle Charpentier, d'autre part un jeune chercheur américain d'origine chinoise, Feng Zhang, du Broad Institute du MIT (Massachusetts Institute of Technology) à Harvard.
Alors qu'elle travaillait pour l'Université d'Umea en Suède, Emmanuelle Charpentier a mis au point en 2011/2012, en collaboration avec Jennifer Doudna, une technique d'édition du génome baptisée CRISPR-Cas9, apte à éliminer et à ajouter des fractions de matériel génétique avec une extrême précision.
Dans la foulée, les deux chercheuses ont déposé une demande de brevet aux Etats-Unis.
Feng Zhang du MIT, dont les travaux portaient sur l'utilisation de l'outil CRISPR-Cas9 sur des cellules de mammifères, a fait sa demande plusieurs mois plus tard.
"Mais pour diverses raisons" (il a notamment demandé une procédure accélérée), "il a obtenu son brevet avant nous" en 2014, raconte à l'AFP Jennifer Doudna, présente à Paris à l'occasion de la remise jeudi du prix L'Oréal-Unesco pour les femmes et la science.
A l'époque, la loi américaine, qui a changé depuis, prévoyait que le brevet soit attribué à l'inventeur d'une technologie - et non à celui qui dépose le premier la demande de brevet.
"L'équipe du MIT a donc affirmé avoir inventé la technologie avant nous", déclare Mme Doudna.
L'Université de Berkeley a riposté en saisissant en 2015 le bureau américain des brevets USPTO (US Patent and Trademark Office). Celui-ci a accepté en janvier 2016 une action "en interférence", c'est-à-dire de réexaminer la décision d'accorder le brevet à Feng Zhang.
"L'équipe du MIT va devoir apporter la preuve qu'elle a été la première à inventer cette technologie", indique Mme Doudna.
- "Histoire réécrite"-
L'examen du cas prendra "vraisemblablement quelques années", estime-t-elle.
La propriété intellectuelle du travail de Mme Doudna appartient à son Université, Berkeley.
Pour Emmanuelle Charpentier, c'est différent. "J'ai ma propre propriété intellectuelle. C'est un cas très spécifique pour les chercheurs en Suède", explique à l'AFP la microbiologiste française, présente elle aussi à Paris pour recevoir le prix L'Oréal-Unesco.
Les enjeux de cette guerre des brevets "sont énormes car c'est une technologie révolutionnaire qui a beaucoup de développements possibles", souligne la chercheuse désormais installée en Allemagne.
Elle se dit déçue par rapport à un certain "idéal de la recherche". "L'histoire se répète. C'est un peu toujours la même chose quand les enjeux sont importants: l'histoire est réécrite, manipulée" par d'autres scientifiques.
Face à cela, "ma stratégie a été de fonder une société de biotechnologies CRISPR Therapeutics qui me soutient et me protège au niveau de la propriété intellectuelle. Elle m'apporte notamment un soutien financier pour payer les avocats", explique la Française. Cette société vient de s'allier au groupe Bayer.
Pour sa part, Jennifer Doudna a participé à la création de plusieurs sociétés de biotechnologie dont Editas Medicine, cofondée à Boston en 2013 avec George Church et... Feng Zhang. Elle s'est retirée l'an dernier de cette société qui cherche à utiliser CRISPR-Cas9 pour des applications médicales et qui vient de s'introduire en bourse.