Ils sont quatre, et disent vouloir sauver leur commerce mais aussi l'âme de Brixton. Dans ce quartier afro-caribéen emblématique du sud de Londres, devenu repaire de jeunes branchés, des commerçants s'organisent face aux craintes d'une nouvelle vague de gentrification.
Objet de la fronde: de vastes travaux entrepris par Network Rail, propriétaire des chemins de fer britanniques et des dizaines de commerces situés sous les arches de la voie ferrée de ce quartier populaire.
La première phase du projet a démarré à l'automne sur Atlantic Road et Brixton Station Road, les deux rues situées de part et d'autre des rails, et une vingtaine d'échoppes et de gargotes ont fermé en octobre, disparaissant derrière d'épais panneaux de contreplaqué.
"Ils rénovent pour augmenter les loyers et mettre McDonald's ou Burger King", peste Jah Weatherman, vieux Jamaïcain à la barbe blanche, patron d'une boutique microscopique où se mêlent drapeaux rastafari et t-shirts à l'effigie de Bob Marley.
Malgré les relances de Network Rail, quatre commerçants refusent de baisser le rideau, craignant que les travaux ne durent plus longtemps que les douze mois annoncés pour les contraindre à déménager. Ils sont soutenus par une pétition en ligne.
75% des locataires sont convenus de revenir au terme des travaux, affirme Network Rail.
"La majorité ne reviendra pas", rétorque Ray Murphy, patron depuis 26 ans d'une boutique de moquette, qui a décidé de tenir tête à Network Rail et de bloquer le début des travaux.
"Ils veulent nous chasser", lâche Malek Menad, autre frondeur interrogé par l'AFP. Lui vend des rideaux. Les deux commerçants qui refusent de fermer boutique vendent des outils et des vêtements.
Ray Murphy et Malek Menad disent s'inquiéter pour leurs loyers, qui doivent être multipliés par 2,5 d'ici 2022 selon un document publié par Network Rail, et menacent de porter l'affaire en justice.
Autre preuve, selon eux, d'une volonté de chasser les commerçants actuels: ceux qui acceptent de libérer définitivement leur boutique se sont vu proposer de plus alléchantes compensations pour les travaux.
Ce que nie Network Rail.
- 'Ils se fichent de nous' -
Certains commerçants ont pris les devants : la poissonnerie "LS Mash & Sons", fondée en 1941, a fermé en août. "Tripler les loyers? Ils se fichent de nous", a dénoncé une banderole sur sa devanture.
Quelques mois auparavant, une autre institution d'Atlantic Road, l'épicerie Continental (DE:CONG), avait déjà mis la clef sous la porte, accusant la gentrification d'avoir fait fuir ses plus fidèles clients.
Aucun de ces deux commerces ne compte rouvrir ailleurs à Brixton.
Les deux seules grandes enseignes incluses dans le périmètre du projet de rénovation, un bookmaker (William Hill) et un prêteur sur gages (H&T Pawnbrokers), ont elles signé des baux leur permettant de rester ouverts et d'échapper aux travaux, ce qui irrite les petits commerçants.
"Nous n'avons pas eu droit à de tels contrats", affirme Malek Menad, pour qui le conseil municipal soutient Network Rail "à 100%". "Si les loyers augmentent, leurs impôts augmentent", dit-il, une accusation rejetée par le conseil municipal.
Théâtre d'émeutes raciales en 1981, le quartier a longtemps traîné une mauvaise réputation. Mais, à 15 minutes de métro du centre de Londres, il a muté ces dernières années, attirant de jeunes actifs en quête de loyers abordables.
Le marché couvert, épicentre de Brixton, attire désormais nombre de jeunes branchés, loin de l'ambiance d'antan.
- 'Nettoyage ethnique' -
En 2010, ce marché a été classé monument historique parce qu'il a "formé le coeur commercial et social de l'importante communauté afro-caribéenne qui s'est installée à Brixton après la Seconde Guerre mondiale".
Mais aujourd'hui, les épiceries et coiffeurs afro-caribéens ne représentent plus qu'un tiers à peine des commerces et côtoient un restaurant sans gluten, un bar à champagne et une boutique de cupcakes vegans.
"Brixton est le nouveau lieu à la mode. Mais les gens qui ont grandi ici, et pas seulement les Noirs, en ont été littéralement chassés", fulmine Elbee Brown, habitante de Brixton et employée des Archives culturelles noires du quartier.
La quinquagénaire évoque même un "nettoyage ethnique", fustigeant de nouveaux arrivants qui refusent de se mélanger.
Le tri, avec la hausse des prix des loyers des boutiques et des appartements, est d'abord "économique et social, puis ethnique", souligne aussi Ray Murphy. D'autant que, selon lui, les nouveaux commerces ne s'adressent pas aux habitants historiques, dont "la plupart ne peuvent se payer un burger à 10 livres (12 euros)".
Network Rail a donné aux quatre frondeurs jusqu'à la mi-janvier pour s'en aller.
Mais, malgré une dernière proposition, Ray Murphy refuse bec et ongles de rendre ses clés. Pour son commerce et ses trois salariés et, dit-il, pour ne pas laisser la rue à un bookmaker et un prêteur sur gages. "Les deux enseignes qui sucent le portefeuille des pauvres", lâche-t-il, amer.