Américanisation irréfléchie de la justice au bénéfice des multinationales? Ou offensive bienvenue dans la lutte contre la corruption? La future loi dite "Sapin 2" divise magistrats et avocats.
Les sénateurs examinent jeudi et vendredi le "projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique", avant son adoption définitive par l'Assemblée nationale prévue le 8 novembre.
Il crée en particulier une "convention judiciaire d'intérêt public", véritable "ovni" dans le paysage judiciaire français, selon Benjamin Blanchet, de l'Union syndicale des magistrats (USM), organisation majoritaire dans la profession.
Une entreprise poursuivie pour corruption et/ou blanchiment de fraude fiscale pourra négocier une amende, dans la limite de 30% du chiffre d'affaires annuel, sans aller en procès ni plaider coupable.
L'accord devra être validé par un juge, publiquement. L'entreprise pourra être placée temporairement sous la surveillance d'une nouvelle agence anticorruption.
La France est régulièrement critiquée pour son incapacité à sanctionner les pots-de-vin versés par ses multinationales à l'étranger, là où les Etats-Unis mènent tambour battant des enquêtes débouchant sur des "deals" très coûteux.
Exemples croisés avec le groupe pétrolier Total (PA:TOTF) et l'industriel Alstom: le premier a été condamné en début d'année à Paris à 750.000 euros d'amende pour corruption dans le programme de l'ONU "pétrole contre nourriture", plus de dix ans après les faits, et en appel. Le second a accepté en 2014 une transaction à plus de 700 millions de dollars avec les autorités américaines, soldant une affaire de corruption internationale.
"Sapin 2 importe l'esprit du système américain, ce n'est pas une importation pure et simple des procédures", explique Jean-Pierre Grandjean. Comme beaucoup d'autres avocats d'affaires et comme le Medef, principale organisation patronale, il soutient cette réforme, adoubée aussi par l'ONG Transparency International.
- "Lanceurs d'alerte" -
L'avocat Jean-Yves Le Borgne serait volontiers allé plus loin, en rendant confidentielles ces transactions, pour éviter aux entreprises tout "stigmate".
A l'inverse Me William Bourdon, fondateur de l'ONG Sherpa qui bataille contre les "crimes économiques", se dit "très réservé". Selon lui, ces conventions "ne pourront s'appliquer que dans des cas exceptionnels".
Chez les magistrats, l'accueil est froid. "Le dispositif n'est pas suffisamment approfondi et précis", regrette M. Blanchet, de l'USM.
"Ça marche aux Etats-Unis pour une raison très simple: les autorités disposent de moyens puissants et d'un arsenal dissuasif", que n'ont ni les magistrats ni les enquêteurs français, souligne-t-il, ajoutant: "les grandes sociétés savent que le combat est inégal".
Faisant exception, le président du tribunal de grande instance de Paris Jean-Michel Hayat a dit publiquement, lors d'un congrès d'avocats, qu'il était "globalement favorable à la réforme" face à "l'enlisement" de certaines affaires.
Il exige toutefois que le juge ne "brade pas" son rôle, et exclut toute application à des particuliers.
"Sapin 2" crée aussi un régime protégeant les "lanceurs d'alerte" dénonçant des malversations de leurs employeurs, à l'instar d'Antoine Deltour, à l'origine du scandale LuxLeaks.
"Il n'y a pas beaucoup de pays qui ont créé un statut aussi précis et aussi protecteur", assure le ministre des Finances Michel Sapin.
Me Bourdon salue cet aspect de la réforme mais déplore "que la protection n'ait pas été été étendue aux personnes qui, pour lancer l'alerte sur des faits parfois très graves, peuvent être amenées à violer des secrets, à l'exception du secret médical qui doit rester absolu".
En l'état actuel du projet de loi, les lanceurs d'alerte sont tenus de respecter aussi le secret défense et le secret des relations entre avocats et clients.
C'est la moindre des choses pour nombre d'avocats, qui tiennent à la confidentialité et s'inquiètent de la "publicité parfois extravagante" donnée à certains lanceurs d'alerte, pour reprendre des propos de Jean Veil, conseil de Total et de la Société générale.
"Il ne faut pas entrer dans un monde de délation (...) où l'on sera surinformé sur des faits non vérifiés", avertit pour sa part Jean-Pierre Grandjean.